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Enfin, la tradition est respectée. Je me disais encore hier « tout fout le camp ». Ça fait bien 3 ans que ce pont n’a pas eu son pendu ! Voilà qui va alimenter les conversations dans les chaumières… J’espère seulement que c’est quelqu’un de par ici, parce que si c’est un « estranger », dans quelques jours, on n’en parlera même plus. Forcément, on a d’autres chats à fouetter : c’est le printemps, il y a le jardin et puis … la pêche ! Pourvu qu’en décrochant le corps, il ne l’échappent pas à la baille, ça dissuaderait les poissons qui sont en train de frayer, et ça, ça serait dramatique !
Ainsi soliloquait Marcellou, cantonnier à ses heures qui, une fois n’est pas coutume, s’était levé aux aurores pour passer un coup de débroussailleuse aux abords de la route qui conduisait à ce p. de pont. Il était vraisemblablement le découvreur du pendu qui se balançait au gré du vent.
Enfin découvreur, peut-être pas : un pêcheur avait pu passer par là, une demi-heure plus tôt, soit ne rien voir du tout parce qu’un peu myope, soit, se dire « ce n’est pas mes oignons » ; « si en fin de matinée, il ne s’est rien passé, j’aviserais ». Sage décision, parce que chacun le sait, le poisson, ça mord surtout le matin de bonne heure. Et le mort, suspendu à l’aplomb du pont, ça lui laisse le temps d’admirer le paysage encore quelques heures
…
Quant au Marcellou, il voyait les choses tout autrement : il allait de ce pas ramener la débroussailleuse à l’atelier communal, prévenir le Maire qui, charge municipale oblige, préviendrait presto illico les pandores du chef lieu de canton voisin.
Mais avant cela, ça ne mangeait pas de pain de s’approcher de la corde et son fardeau, et tenter de mettre un nom sur le défunt. Bien sûr, fort de ce qu’il avait appris par la télé dans ses séries policières, il allait prendre les précautions utiles parce qu’il ne fallait pas perturber le travail des enquêteurs par des traces inadéquates. Bref, la scène du crime – pourquoi je dis crime ? - suicide est plus approprié se devait de demeurer intacte.
Le Marcellou se rapprocha de son C15 dans lequel était rangé tout le matériel incontournable de tout bon cantonnier qui se respecte : débroussailleuse, bien sûr, râteau, bidon de mélange, clef à bougie et pétassous pour ne pas prendre plein les doigts de l’huile et autres effluents. Bien sûr, il y avait aussi le chapeau, les bottes et les gants, plus la visière pour ne pas risquer de s’abimer la figure. Le Maire était intransigeant : sécurité, sécurité !
Donc, notre brave cantonnier partagea en deux un pétassou et avec une ficelle ( il en faut toujours un bout !) entoura ses brodequins de tissus liés par la prodigieuse ficelle, enfila ses gants de travail et s’engagea sur le pont.
Parvenu dans l’immédiate proximité de la corde et son paquet, il jugea, en bon chrétien, qu’il convenait de faire un signe de croix, à défaut de réciter une prière dont il ne connaissait plus un traitre mot. Pensez donc, le catéchisme, c’était une vieille histoire qui datait de 50 ans !
Le devoir religieux accompli, Marcellou, mettant sa main à hauteur des sourcils pour ne point être ébloui par le soleil levant, se pencha sur le parapet – pas trop quand même … - tenta de distinguer les traits du farfelu qui se balançait en dessous.
P… , c’est le chef de gare ! Il fait mentir ce qu’on disait de lui : « il ne vaut pas la corde pour le pendre » tant il avait mauvais caractère. Toujours à l’affût de quelque entourloupette à faire à quelqu’un, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’était guère en odeur de sainteté dans la commune et aux alentours, notamment auprès de celles et ceux qui ne pouvaient pas le souffrir.
Ceux-là, et peut – être encore davantage celles – là – chantonnaient derrière son dos : « il est cocu le chef de gare » …
Et parait-il, cette paire de cornes, il ne s’y était jamais vraiment habitué. Que voulez-vous, il y a des gens qui ne sont pas partageurs pour deux sous !
Le Marcellou ne put retenir un sourire : heureusement que ses cornes n’étaient que virtuelles parce que des vraies l’auraient considérablement gêné dans sa funeste entreprise…
Quant à imaginer qu’il puisse s’agir d’un crime, la Gendarmerie n’y songea point : dans la vallée, il n’y avait personne suffisamment vaillant pour trimballer le chef de gare et le jeter par dessus le pont.
Et le Marcellou ? Il n’eut pas trop de chagrin, d’autant qu’il allait avoir un sujet de conversation tout au long des routes. Et cerise sur le gâteau, il laissa la débroussailleuse de côté pour la journée et même davantage car il dut subir les affres de la cellule psychologique, ce qui lui valut deux jours de repos, non décomptés sur ses congés annuels.
On peut donc en tirer comme enseignement : à quelque chose, malheur est bon …