A - L'inauguration

Monsieur le Préfet tempête. Il faut dire que c'est la deuxième fois que l'on retrouve un pendu sous le Pont du Diable. Or, ce pont il était censé l'inaugurer.

La première fois, ils ont du faire contre mauvaise fortune bon cœur, lui et les sauvages du coin qui attendaient avec impatience l'ouverture de cet ouvrage d'art qui allait leur épargner du kilométrage et générer moins de gaz à effet de serre, encore que sur ce point, Monsieur le Préfet n'en ait pas grand chose à cirer.

Bref, il a bien pourri la vie des flics du coin pour que l'enquête puisse rapidement conclure à un suicide et qu'une deuxième date soit fixée.

Et voilà qu'en dépit de ses efforts un deuxième quidam se retrouve dans la même position, au même endroit ! Quelle barbe, d'autant que pour une fois les travaux avaient été rondement menés et les délais tenus.

Cette fois-ci, bien sûr, pas moyen de mettre à nouveau la pression sur les autorités policières, mais il a quand même pu faire jouer ses relations pour que deux équipes d'enquêteurs soient dépêchées sur les lieux. Avec un peu de chance la troisième date sera la bonne.

Et voilà donc, d'un côté du pont le commandant de la section de recherches de la gendarmerie et son adjoint qui observent de l'autre côté du-dit pont le commissaire de la police et son adjoint, c'est tout juste si on n'entend pas la musique d'Il était une fois dans l'ouest. Entre ces deux équipes, celle du légiste est en train de remonter le pendu qui arbore un visage du plus beau bleu.

Après autopsie, le diagnostic tombe c'est à nouveau un suicide, rien ne vient étayer la thèse d'un meurtre.

L'équipe de la SR s'en contente, les gendarmes ont actuellement d'autres chats à fouetter.

En revanche, côté police judiciaire, le commissaire Cifer est persuadé qu'il s'agit bel et bien d'un meurtre. Il faut dire qu'il a repéré des choses qui sont manifestement restées invisibles aux yeux de ses collègues.

Il se tourne vers son adjoint le lieutenant Fégor, un dialogue muet s'instaure entre les deux hommes, c'est ça quand on est sur la même longueur d'ondes, pas besoin de parler.

Ils se rendent donc dans les locaux de la feuille de chou locale qui a couvert les deux événements et demandent à visionner les photos prises aux deux dates fatidiques. Un regard glacial du commissaire gèle les protestations concernant certaines libertés de la presse sur les lèvres du plumitif, d'ailleurs celui-ci devra utiliser du baume pour les lèvres gercées pendant plusieurs jours après cet échange.

Les deux poulagas se plongent donc dans les clichés franchement pas artistiques du photographe local. Ils échangent un nouveau regard entendu, sortent et se dirigent vers le petit village qui se dresse à l'entrée du pont et plus précisément vers la première maison.

Ils frappent sèchement à la porte d'une masure bancale. Celle-ci (la porte, pas la maison) s'ouvre dans un grincement à vous arracher les oreilles et à vous casser les dents.

Devant les deux flics se tient un enfant boudeur, un chat roux dans les bras.

« Comment t'appelles-tu ? »

« Nelson » *

« Pourquoi as-tu pendu ces deux hommes ? »

« Parce que ! »

« Parce que quoi ? »

« C'est de votre faute ! »

« De ma faute, ah oui et en quel honneur ? »

« C'est votre fichue manie de demander une âme en paiement des services rendus »

« C'est la tradition mon petit démon ! »

« Peut-être mais vos deux sbires n'avaient qu'à pas essayer de me piquer Diabolo pour lui faire franchir le pont en premier ! Et si vous en envoyez d'autres je ferai pareil, un coup sur la caboche et pendus avec leur queue et toc ! »

Le commissaire Luc Cifer se tourne vers le lieutenant Abel Fégor et soupire.

« Bon je vois que ce jeune diablotin est une vraie tête de pioche, inutile d'essayer de lui faucher son chat, une suggestion pour régler le problème Fégor ? »

« Bah, une fois le ruban coupé, le Préfet pourrait se prendre les pieds dedans et chuter de manière tout-à-fait accidentelle et dramatique dans la rivière »

Le large sourire qui s'affiche sur la frimousse du jeune Nelson est suffisante pour que la décision soit prise.

Le second suicide est confirmé, une troisième date d'inauguration est fixée.

Et ma foi cette fois-ci, tout se déroule comme prévu, pas de nouveau pendu, et le photographe du journal local reçoit même un prix pour avoir réussi à prendre au vol le cliché montrant l'envol de Monsieur le Préfet, paix à son âme, enfin peut-être !

*Si vous êtes intéressés j'ai tiré ce prénom d'une série de BD qui raconte les « facéties » du diablotin Nelson. Auteur Christophe Bertschy