En fait, Clotilde avait une idée derrière la tête, ou plus exactement un batteur qui dormait depuis sept ans sous le hangar. Il était grand temps qu’il retrouve ses accessoires et reprenne les chemins pour laisser entendre sa belle musique.
Célestin, le père de Clotilde se faisait plus pressant de jour en jour :
- Ma pauvre fille, faut que tu te fasses une raison, ton homme, il te l’a écrit , il préfère rester avec sa Fraulein en Poméranie. La saison va venir rapidement et si tu n’as pas trouvé quelqu’un de capable, le batteur va encore rater sa tournée.
Clotilde semblait ignorer le souci paternel. Semblait seulement …
Parce qu’elle cherchait activement le musicien susceptible de gouverner l’équipe du batteur. Et il se confirmait que le Polytou, c’était une piste sérieuse : épaules larges, bien planté sur ses guibolles, relativement discret, il devait être de bon commandement, et certainement en capacité d’obtenir un son harmonieux du batteur, ce qui à terme se traduirait par des cachets qu’elle récupérerait la saison finie sur le parcours de son équipe.
L’hypothèque Lila étant levée, il ne restait plus qu’à convaincre Polytou de changer de registre, l’amener à devenir le chef d’orchestre du batteur. Pour Clotilde, les quelques paroles qu’il avait prononcées étaient claires : il saurait donner les ordres brefs à ses aides et les consignes aux serveurs du batteur.
Restait à convaincre Célestin de relâcher les cordons de la bourse : il faudrait des nouvelles courroies au batteur qui n’avait pas tourné depuis l’an 40 quand l’homme de Clotilde avait été fait prisonnier par les Frisés. Et puis, maintenant avec le plan Marshall, on pouvait acquérir pour une somme raisonnable un Ferguson qui pourrait le tirer d’une scène à l’autre et le faire tourner avec sa poulie. Faudrait peut-être voir à faire venir une botteleuse pour remplacer l’antique lieur.
Il fallut seulement quelques jours à l’habile négociatrice pour décider Polytou à cesser ses pérégrinations et répéter, partition aidant, les scènes qu’ils joueraient d’une ferme à l’autre en août prochain.
Au début des répétitions, Célestin, depuis sa chaise, jouait le chef de chœur :
- Attention, ta courroie va sauter, le tracteur n’est pas dans l’alignement du batteur, il faut qu’il soit bien de niveau …
- T’as calé les roues comme il faut ?
- Joseph !!!
- Oui, Célestin ?
-Tu feras gaffe de bien répartir ta gerbe pour l’engager dans l’avaloir, sinon, le batteur, il va hoqueter !
- Ritou, c’est toi qui surveillera les sacs ?
- Oui, Célestin, je sais, faut les surveiller ces jeunes qui portent. En passant dans les cuisines pour monter le blé dans les greniers, des fois, ils préfèrent lutiner les filles et après, ça fait des histoires…
- Polytou ?
- Oui, patron !
- Tu feras attention de bien changer les grilles quand tu passeras du blé à l’avoine. Et les noueurs de la botteleuse ?
- Oui, patron, j’ai vu les séries de grilles, j’ai vérifié le circuit de la ficelle avant les noueurs et j’ai graissé …
- Clotilde !!!
- Oui, papa ?
- Toi, tu organiseras la tournée. Avec le tracteur, ça ira plus vite qu’avec les bœufs, mais d’ici, je veux entendre la musique du batteur qui se déplacera de maison en maison comme les aubades pour la fête.
- Oui, et après la fin de la saison, je passerai ramasser les sous des battages. Je donnerai un carnet au Polytou qui me marquera bien le nombre d’heures de chaque « sol » *
Au 1er août 47, tout était réglé comme du papier à musique. Polytou échappait le minimum de mots pour conduire le batteur et son équipe, placer les serveurs du batteur, en fait les paysans ou leurs valets qui suivaient les sols. Polytou qui, dans son jeune temps, quelque part à l’Est, était mécanicien d’entretien d’une cartonnerie, n’eut pas de mal à s’adapter à la batteuse.
Chacun avait sa place : celui-ci était un as pour monter le pailler, tel autre envoyait habilement les gerbes depuis le plongeon (meule de gerbes) sur le batteur là où tel autre coupait les ficelles, et celui-là avec deux autres galapiats portaient les sacs, avec l’avantage qu’entre deux sacs à grimper, on pouvait rigoler avec les femmes qui préparaient le fricot.
Parce que là, ça va de soi, c’était les meilleurs moments de la journée : le mérindat ( déjeuner) devait être plus ou moins rapidement expédié pendant que le Polytou et ses aides installaient le sol de l’après-midi. Et le soir ? Alors là, c’était la fiesta ! Rien n’y manquait, ni le boire, ni le manger !
Ainsi, le grain fut monté dans les greniers, la paille formait un pailler en forme de maison et le porte-feuille de Clotilde se gonfla joliment.
Le batteur attendit sagement la saison suivante, et comme il fallait bien passer le temps et préparer l’avenir, Polytou et Clotilde oeuvrèrent utilement pour la prospérité …
Jacques, leur fils prit en son temps dignement la succession du batteur qui, fatigué, laissa place nette à la moissonneuse-batteuse et …
Voyez-vous, j’ai quelque regret parce que sa musique ne vaut pas celle du batteur !
* le "sol": chantier de battage exigeant de 12 à 15 hommes. Des jeunes gens étaient payés par des propriétaires pour suivre les sols à leur place