A - Les fruits de l'amour

Il faut de la patience pour apprendre à lire à son âge.

Toute sa vie, il avait travaillé la terre, de saison en saison. Il savait tenir fermement la charrue et marcher droit, sur une ligne imaginaire. Derrière lui, les lignes se creusaient, laissant entrevoir dans leurs entrailles de délicieux vers bien dodus, dévorés avec habileté par les corneilles aux aguets. Il aimait ensuite déposer le grain dans la terre humide, le recouvrir d’un geste pieux, sachant combien la récolte était un bien précieux et indispensable au bien-être de sa famille. Chaque jour, il prenait soin de ses champs, observait, sentait accompagnait la croissance des plantes jusqu’au don de leurs fruits.

Oui, il savait cultiver la terre et en tirer le meilleur d’elle-même. Son père lui avait transmis le savoir, et il avait l’amour pour son travail. Rien ne le rendait plus heureux que d’être dehors et de se consacrer à son labeur. Inlassablement, il accomplissait les mêmes gestes, jour après jour. Le soir, son corps était content des efforts fournis, ses yeux brillaient.

Il se rendait compte cependant que les temps changeaient, que pour survivre, la vie de ses enfants allait être différente de la sienne. Il encouragea donc ses fils et ses filles à aller à l’école, à s’instruire pour avoir la possibilité un jour de choisir leur avenir.

Maintenant ils étaient adultes et avaient eux-mêmes des enfants. Il sentait le poids de l’âge lui peser sur les épaules. Ses bras étaient moins forts, sa démarche plus lente. Son fils aîné avait repris le domaine. Lui-même avait encore son bout de jardin où il passait bien des heures à causer avec ses plantes. Et elles le lui rendaient bien.

Le plus jeune de ses petits-fils venait souvent le trouver pour l’aider et apprendre à son tour. Il aimait quand son grand-père lui expliquait et lui racontait les secrets de la nature. Le soir, quand ils étaient assis autour de la table, c’était au tour du petit de montrer ses livres à son grand-père, de lui raconter ses journées d’école. Il s’était même mis dans la tête de lui apprendre à lire. Et comme le grand-père aimait beaucoup son petit-fils, il s’y appliquait docilement. Parfois, quand tout le monde dormait déjà, il prenait un livre sur l’étagère et essayait d’en déchiffrer l’histoire. Au bout de quelques lignes souvent, les lettres se mettaient à danser devant ses yeux et il ne tardait pas alors à s’endormir, la tête posée sur la page ouverte.

Et si l’on regardait bien, on pouvait voir un sourire fleurir sur son visage, le sourire d’un homme heureux au soir d’une vie simple bien remplie.