A. La mil deuxième nuit.

La mil deuxième nuit.

Ce soir-là, mon cher mari le sultan Shâriar s'endormit tôt, alors que j'avais à peine repris le récit de Sinbad le marin. Je dois dire que je n'étais pas mécontente, car je commençais à être en panne d'imagination et me demandait bien quel voyage j'allais encore construire et quelle aventure extraordinaire j'allais encore lui inventer. On en était au septième voyage , où j'envoyais Sinbad dans une île lointaine. Il devenait l'héritier d'un riche marchand dont il a épousé la fille.
La veille, voyant le perroquet de mon sultan de mari prononcer quelques mots du genre « Coco est content ! », mais en arabe, j'ai inventé aussitôt une légende selon laquelle une fois par mois les habitants de l'île se transforment en oiseaux maléfiques. Je me suis dit qu'avec cette idée j'allais pouvoir tenir pas mal de nuits.
Au fait, j'ai compté, au total, on en était à mille et une !
Faut me comprendre. Je tenais à la vie. Pas envie d'être décapitée à l'aube, foi de Shéhérazade. Et d'ailleurs, ces derniers temps j'observais que mon mari appréciait de plus en plus, non seulement mes récits inventés, mais également les quelques petites gâteries que je lui prodiguais avant qu'il ne s'endorme.
Que ne faut-il pas tout faire pour rester en vie ! Cependant cela ne pouvait pas durer éternellement.

Ce soir-là donc, mon sultan de mari ne tarda pas à ronfler. Je quittais la chambre en catimini afin de rejoindre mon catamaran. (Non, ça c'est une phrase trop contemporaine, il va falloir que j'attende encore quelques siècles pour pouvoir la prononcer).
Une fois dehors, sous la lune argentée, m'est venue une idée en or, comme quoi mon imagination sait encore être fertile. Et si je taillais la route ! ? (Tiens, je crois que je suis la première à inventer l'expression). Parce que l'autre, là, le sultan, qui estime que toutes les femmes sont perfides et qu'il faut trucider chaque matin la vierge qu'il a épousée la veille… ça commence à bien faire… !

J'ai donc rempli mon sac de voyage en peau de crocodile, que même plus tard Vuitton ne fera pas mieux, j'ai pris mes cliques en laissant mes claques, je n'avais pas l'intention d'en distribuer, et j'ai fait fissa, comme on dit en arabe.
Je me suis mise à courir à toutes jambes de Shéhérazade, dans la nuit, droit devant moi, et c'est comme cela que j'ai fait une chute. Je suis tombée dans une faille, évanouie.
Je n'ai pas réalisé tout de suite, mais c'était une faille spatiotemporelle. Quand j'ai ouvert les yeux, j'avais devant moi Douglas Fairbanks junior, un super beau mec ! Il était habillé tout en blanc, un peu kitsch, mais quand même c'était top ! Il me tenait dans ses bras. Il approchait ses lèvres des miennes. Il sentait un peu l'alcool. J'ai regardé par-dessus son épaule, et je me suis vue dans un miroir. Bon sang quel robe ! Et ce collier de perles ! Moi, Shéhérazade, la pauvre esclave, voilà que j'étais Reine !

Plus tard j'ai réalisé qu'on était en 1947, en Amérique, et que c'était le tournage d'un film qui racontait tout ce que j'avais inventé pour mon sultan : le film s'appelait  « Sinbad the sailor »  ! et moi je n'étais plus Shéhérazade, mais Maurren O'Hara, une célèbre actrice. Tu parles d'une promotion ! Je n'avais pas trop envie de revenir en arrière et retrouver Le roi de Perse, Châriar et ses mœurs sanguinaires !

Finalement cela m'a bien plu de me retrouver actrice de cinéma. Dans cette vie-là j'ai tourné plus de 60 films. Je vous assure que pendant pas mal d'années j'ai vécu plus de mille et une nuit passionnantes…

Vos désirs sont des ordres et non désordre  :