A - Juste un petit coup

Sagement assis sur l’escalier, Harry et Hermine  devisent avec le plus grand sérieux. Ce n’est pas surprenant chez  Harry qu’on voit souvent absorbé dans des rêveries d’où il ne s’extrait que par monosyllabes.

Tout le contraire d’Hermine qui reste rarement en place  plus de cinq minutes, tant elle a à faire ici et là, s’occupant à milles petites choses ; hyperactive en quelque sorte, disent ses parents. Cependant, elle fait une exception pour Harry, écoutant sagement  les démonstrations gesticulées de son ami qui, comme on dit, parle beaucoup avec ses mains.

Hermine  le taquine gentiment :
- Quand tu seras avocat, le Tribunal  sera t-il davantage  impressionné par ton discours  ou par tes effets de manche ?  En tout cas, faudrait peut-être que tu apprennes à sourire. Je n’aimerais pas que tu me défendes avec une tête d’enterrement !

- Mon principe rejoindra  ce qu’a dit Pierre Dac  “Un accusé est cuit quand son avocat n’est pas cru.”

- Tiens, c’est  marrant ça !   Bon d’accord, un jour, je serais ta cliente.  Mais en attendant, viens ! La  Maria, elle a des cerises  bien rouges,  autant vaut qu’on les mange, plutôt que tout laisser aux merles.

- C’est du vol , mais je n’ai pas encore prêté serment , alors sus aux cerises de la Maria !

On était en juin 1998, les galapiats avaient 10 ans.

Plus tard, beaucoup plus tard, en janvier 2019, plus précisément, de l’eau avait coulé sous les ponts de la Corrèze  depuis la photo de l’escalier de Liat, leur village natal où les gamins discutaient sur les marches, sérieux comme des papes.

L’un et l’autre ont suivi leur chemin.

Hermine est auxiliaire de vie et, ma foi, elle s’acquitte consciencieusement  de sa mission  auprès des petits vieux  des alentours. Elle s’est mariée  avec Jacky  qui lui a fait deux gosses avant  de s’éclipser, la plantant là, elle et les  mômes, parce que, lui a-t-il dit, il veut courir le monde ...  Hermine, toujours hyperactive, sait être au four et au moulin, tenir ses gosses propres comme des sous neufs et son appart tout pareil, nickel.

Nickel ? Enfin pas  tellement du point de vue financier   en fin de mois, parce que comme chacun le sait maintenant, les petites mains, hospitaliers, aides à domicile, ce sont des héros. Oui, mais cet héroïsme là, Madame, ça ne paye pas, non, ça ne paye pas. Et la Banque n’aime pas les découverts des petites gens ; alors elle répond agios, agite la menace de clôture du compte.

Quand elle voit les premiers rassemblements de  rond-points, elle enfile son gilet jaune et, elle qui n’a jamais été affiliée à quelque syndicat ou association, se retrouve comme un poisson dans l’eau pour  aider à l’organisation de l’occupation du rond-point de Cana. Et même qu’elle cause un jour à la télé, et puis, elle va aux manifs.

Et un jour, son panneau revendicatif se retrouve malencontreusement sur le dos d’un flic qui crie à l’agression caractérisée. Bien sûr, ce genre d’exploit vous conduit tout droit au Palais,  Boulevard Maréchal Liautey.

Dans ce cas, mieux vaut se faire assister d’un avocat  et Hermine, sans l’ombre d’une hésitation,  franchit le seuil d’une SCP  d’avocats associés dans laquelle est partie prenante un certain Maître Harry Haller.

- Vous voyez, Cher Maître, j’ai tenu parole, me voilà votre cliente et j’espère bien ne pas être une accusée cuite  parce que son avocat n’a pas été cru !

- Ah, tu te rappelles de ça ? Mais je t’en prie, pas de vouvoiement entre nous. Enfin, devant les juges, tu me donneras  du « Maître » …  Alors, maintenant,  tu cognes les flics !

- Oh, juste un petit coup, Cher Maître, juste un petit coup. Après tout, c’est comme moi, si une petite vieille me colle un coup de canne, on ne va pas en faire un fromage.

Ce qui, illico, déclenche le rire du jeune avocat :
- Tu te souviens de l’escalier ?  Il va se vérifier ce que j’aurais pu te répondre  quand tu me conseillais d’apprendre   à sourire :
« Un jour, je jouerais mieux; un jour j'apprendrais à rire . »

Comme on dit chez nous : on ne va pas en faire un fromage  ...    

Il s'agit là d'une fiction  frappée au coin du bon sens de la vie de tous les jours quand on se frotte  au  vécu des petites gens , ce qui est mon cas ...

Je connais comme Alainx   ce milieu des justiciables que j'ai côtoyé  de très près en qualité  de défenseur syndical auprès des Conseils de Prud'hommes et Cours d'Appel (  Limoges, Angoulème, Bordeaux). A  ce titre pendant quatre ans, je tenais une permanence juridique  et j'accueillais  femmes et hommes en difficulté, surtout les femmes d'ailleurs, ce qui ne me laissait pas indemne .  Au bout du compte, je m'en suis sorti avec une dépression d'épuisement qui m'a valu trois mois d'arrêt de travail. On peut considérer que non seulement, j'étais bénévole, mais pendant cette période, j'ai subi des pertes de salaire  au regard de mon travail antérieur de fonctionnaire de la Fonction publique d'Etat. Une des "affaires" que j'ai suivi de près, c'est Marie-Christine, gantière qui s'est donné la mort après son licenciement, elle avait 35 ans et trois enfants ....  Ou encore Viviane, vendeuse de supermarché , licenciée pour un prétendu vol  d'éponges " déblistérées"  (séparées de leur emballage originel)...

C'était bien avant les gilets jaunes, mais je suis persuadé que l'une et l'autre auraient été autour des ronds - points   et comme Hermine, elles n'étaient pas des militantes.  

Une autre fois, devant des délégués en détresse parce que trois d'entre eux étaient dans la charrette de licenciements d'une grande entreprise de papier carton reprise par les Américains, j'avais imaginé   une sorte de fable qui a été distribuée à trois mille exemplaires, le titre : M. Génin, le Héron et Marie-Antoinette. Ce qui m'a valu la Correctionnelle et en Appel, il a été considéré que Monsieur le patron d'IP avait été insulté, mais qu'il le méritait bien pour son attitude méprisante envers les salariés.

Il y  a un mois à peine, Gilles,  à l'époque,  Maire d'une commune charentaise,  un des délégués, qui a été réintégré suite à l'action massive des salariés, de la population de deux départements et des élus locaux, est décédé. Il avait  65 ans et bien sûr, j'étais avec mon épouse, à la cérémonie du crématorium. Gilles, décédé  trop tôt comme beaucoup de salariés de cette papèterie comme j'ai pu le constater au cours de mes 24 ans de tournée de facteur  sur le secteur, sans doute  en lien avec le chlore, utilisé pour blanchir les papier fabriqué à partir du  bois.

Alors, vois-tu, Zéphyrine, quand on  n'a pas côtoyé cela de près,  il  peut apparaitre condamnable de mettre un coup de panneau à un flic et  ensuite se rendre dans un cabinet d'un avocat qu'on a connu pendant l'enfance .  Mais après ce qu'il m'a été permis de côtoyer, on sait aussi que les policiers ne sont pas forcément des anges, et à moins de ne pas suivre l'actualité, on sait aujourd'hui que c'est une réalité : les flics  peuvent cogner à tort et à travers  ...

Concernant l'écriture, je me dis, en respectant quoiqu'on en dise l'esprit des consignes,  que si je n'évoquais  pas cette expérience  sociale, ce serait une sorte de trahison à l'égard  de  celles et ceux que j'ai connu  pendant ma vie active ... Et que je retrouve plus  ou moins dans la vie associative chez les seniors où il m'a été confié la 1ère responsabilité  départementale ...

Un jour, plus ou moins proche, je ne serai  plus là pour témoigner et je nourris une ambition  démesurée  ( ?)  : s'il en subsiste des traces, ce ne sera pas l'oubli   pour ces petites gens, "ceux qui ne sont rien " comme l'a dit un certain Jupiter 1er ...