A. La mousse au chocolat

Il est là, planqué entre deux blocs de béton, il voudrait arrêter les battements de son coeur, il s'agite qu'il est sûr qu'on entend le bruit à l'extérieur. Il essaie de respirer lentement, de se rappeler de bons souvenirs pour se calmer mais rien n'y fait. Il recommence à transpirer et ça c'est mauvais signe, il le sait bien...Il écoute les bruits, il essaie de devenir d'où peut venir l'attaque, il espère pouvoir s'échapper, il n'y croit pas.
Il savait que c’était risqué, d’ailleurs il avait longtemps hésité, il avait même eu peur, très peur. Seulement il avait mal aussi, il avait beaucoup plus mal que peur. Le ventre qui se tord de peur, c’est rien à côté de la douleur qui vous traverse les reins comme un coup de couteau. Et puis il a une différence très importante : c’est que les coups de couteau, au bout d’un moment vous ne les sentez plus parce que vous êtes mort !

Là, dans son corps à lui, les coups de couteau ne s’arrêtaient pas et la douleur augmentait tout le temps. En plus il y avait cette transpiration qui dégoulinait le long de son front, qui coulait le long de sa colonne vertébrale et lui donnait froid. C’est ça, il avait froid et il transpirait et il avait toujours détesté ça, transpirer et avoir froid. Deux choses qui lui rappelaient son enfance quand il avait froid dans ce maudit appartement mal isolé, mal chauffé avec des carreaux cassés aux fenêtres. Faut dire que les factures de chauffage n’étaient pas toujours payées à temps et que les fournisseurs d’énergie n’étaient pas vraiment patients avec les impayés.
Et il détestait transpirer aussi, ça lui rappelait quand il entendait son père gueuler dans l’escalier et donner des coups de pied dans la porte de l’immeuble, il savait que ça allait être l’enfer à la maison et il transpirait malgré lui.

Alors aujourd’hui avoir froid et transpirer ça le rend dingue et en plus il y a ces coups de couteau qui n’arrêtent pas de traverser ses reins et ça fait encore plus mal que les coups du père sur sa petite gueule d’ange et ceux qui tombaient sur sa mère quand elle voulait le défendre et la douleur il ne peut plus la supporter Teddy.

Il avait bien trouvé un moyen d’échapper à la douleur, la douleur d’une vie de « sans horizon », d’une vie de « sans amour », d’une vie sans vue sur la mer ou alors la mer des larmes, parait que c’est salé la mer, comme les larmes. Voilà qu’il devient poète maintenant, peut-être parce qu’il se dit qu’il va sûrement mourir bientôt et qu’il n’a toujours pas vu la mer.
Ouais, il a trouvé un moyen d’échapper à la douleur mais c’est un moyen couteux, un moyen qui demande toujours plus, faut augmenter les doses, faut augmenter la fréquence et ce n’est pas avec son petit salaire de préparateur de commandes qu’il pouvait se payer ce luxe  longtemps.
Pourtant au début il y a cru Léo, même que ses dealers lui disaient, « toi t’es un bon client, on pourra toujours s’arranger ».
C’est vrai qu’ils avaient trouvé des arrangements, Léo leur avait rendu quelques services, il avait planqué du matos, fait un peu de surveillance pour les livraisons, en échange il avait eu quelques doses gratos mais aujourd’hui ça ne suffisait plus. Alors Léo avait commencé à négocier des crédits et ses dealers lui avaient fait confiance, il avait remboursé très vite, au début, tout au début…
Et puis il lui en fallait toujours plus et hier Dimitri lui a dit :
« Stop mec, moi j’peux plus rien pour toi maintenant ; tu nous dois trop de blé mec ».
Léo a insisté mais Dimitri est resté inflexible et il a rajouté :
« T’es grillé Léo, Malik il veut plus qu’on te fasse crédit et tu sais que Malik c’est pas un rigolo ».

Léo n’a rien dit, il a toujours su que Malik n’est pas un tendre, tout le monde ici sait comment il traite ceux qui ne sont pas réglo. « Le business ce n’est pas du sentiment, mec » qu’il dit tout le temps Malik, d’ailleurs le sentiment il n’en a que pour l’argent.
Bref Léo savait que ça allait être très difficile et qu’il allait devoir se passer de sa came ou alors trouver de l’argent. Et puis il s’est rappelé qu’il connaissait une planque de produits et ça l’a fait sourire Léo, il s’est dit qu’il serait le plus malin de tous et qu’il allait se servir directement à la source.

Bon il savait qu’il risquait gros mais de toute façon, il était déjà grillé et puis il n’aime pas transpirer et avoir froid alors…Alors il a fait très attention et il est parti vers cet entrepôt où Malik rangeait un peu de came et il s’est servi. Elle était pure, Malik et les autres n’avaient pas encore foutu de la farine dedans ou bien pire encore et elle était vraiment bonne, d’la bombe comme il en avait rarement eu. Quand il y pense, Léo en pleurerait presque, c’était meilleur que la mousse au chocolat de sa mamie et pourtant elle était bonne, vous pouvez pas savoir comment elle était bonne cette mousse au chocolat…

Après, il a refermé soigneusement les paquets, il a tout remis en ordre et a bien refermé la porte de l’entrepôt, il est parti le cœur léger, il n’avait plus mal, il n’avait plus froid.
A l’angle du bâtiment il lui a semblé apercevoir Dimitri mais il a filé tout droit vers le périphérique. Et puis une demi-heure après, il a reçu un sms qui disait :
"T’es grillé mec, tu vas devoir payer les intérêts » et Léo s’est dit que même s’il traversait la mer à la nage, la traque avait commencé.