A: Merci...

A : Merci…


La route a été longue mais la voiture s’arrête enfin après que j’ai annoncé « c’est ici ». Je suis resté installé à l’arrière durant tout le voyage, le dos de plus en plus meurtri, les jambes raides comme des poteaux et les yeux observant le peu de paysage que je reconnaissais. Tout a changé, ou presque, à quelques exceptions près. Avant d’arriver au village, j’ai reconnu ici un bois, là un petit pont de pierre qui a gardé tout son charme et sous lequel je me suis baigné et lavé. De même que la rivière, en dessous, dont je me rappelle le faible courant et les poissons que je tentais d’attraper, en vain.

Le petit village de Tillard, quant à lui, n’a presque pas changé. Il n’a toujours qu’une route le traversant, la route de Paris, qui porte bien son nom comme on peut s’en douter. Bien qu’à plus d’une heure de la capitale, Tillard semble être un village rescapé du temps, avec ses maisonnées en chaume et en torchis, un bon morceau de route encore pavée et son lavoir en son cœur, ravivant mes souvenirs et tanguer l’esprit. Que c’est bon d’être enfin ici après toutes ces années, où la maladie m’empêchait de venir, une éternité à ressasser, à subir, à espérer.

Le village semble désert car il n’y a personne dans la grande rue, aucune personne s’affairant ou d’enfant courant, criant, jouant. Personne devant les entrées, les maisons, pourtant propres et entretenues. Tillard est resté un petit village, certes, mais j’aurai aimé y voir quelques gens, un peu plus d’animation comme au temps d’avant, lorsque je l’ai découvert et lorsque ses habitants m’ont recueilli alors fatigué, affamé et blessé. C’était il y si longtemps et pourtant les souvenirs affluent comme si c’était hier, comme si rien, finalement, n’avait bougé.

Ma fille et mon gendre, pourtant âgés, m’aident à sortit de la voiture, qu’ils prétendent confortable et qu’ils ont loué très cher. De revoir le village de Tillard ou d’avoir fait ce voyage jusqu’ici, je ne sais pas ce qui me fait le plus mal, finalement, après tout ce temps. Je ne suis plus qu’un vieux bonhomme, rongé par une maladie aussi perfide que la guerre, assommé par les ans. Mais pourquoi me plaindre, après tout, car si je suis encore vivant, c’est grâce à ce village, à ses habitants et à ce bar, le bar Aimé, dont l’enseigne demeure mais dont les portes sont devant moi fermées.

Je me souviens de ce bar d’antan, où les propriétaires s’appelaient Marie et Alfred Aimé, une famille plus que modeste, des gens bien, le cœur sur la main. Le sont-ils encore aujourd’hui ? Sont-ils encore vivants ? J’en doute après toutes ces années et ce depuis le jour où ils m’ont aidé à m’échapper, lorsque les allemands sont arrivés, me recherchant, moi l’américain, qui avait fendu les lignes ennemies et s’était réfugié ici, pendant plusieurs semaines avant d’être retrouvé, je ne sais encore comment.

Alfred et Marie savaient très bien qui j’étais. Ils auraient pu me laisser mourir, me vendre, me donner mais ils n’en ont rien fait. Ils m’ont recueilli, soigné, nourri, caché jusqu’à ce qu’Ils arrivent et bouleversent leur vie jusqu’ici à peu près tranquille, pillant, dévastant et bien d’autres choses ignobles que je préfère taire à mes enfants. Je pense qu’Alfred et Marie ont scellé leur destin comme ils ont bouleversé le mien. Je ne voulais pas partir, m’échapper une nouvelle fois, sans les aider à se battre, sans les aider à survivre face à la cruauté. Mais ils m’ont obligé à partir et eux sont restés.

Je ne les ai jamais revu et j’ai longtemps pleuré, les laissant derrière moi alors que je savais très bien ce qui allait se passer. J’ai longtemps pleuré et je me suis vengé de nombreuses fois, au centuple même en repensant à eux deux, au petit village de Tillard et au bar Aimé auquel je m’étais habitué comme à chaque habitant qui venait boire son ballon ou son p’tit blanc. Et après toutes ses horreurs, lorsque la fin a retenti, lorsque les combats ont cessé, je suis rentré chez moi, au pays, bien que blessé, meurtri, anéanti, avec pour seul regret la gentillesse d’Alfred et Marie.

Je suis devant leur porte, ou ce qui l’a été, ma fille et mon gendre me soutenant, tant bien que mal, malgré mes cannes. Je parviens à sortir une vielle photo de mon gilet, la main tremblante, la gorge serrée. Il s’agit d’une photo en noir et blanc, un peu usée, les couleurs un peu passées. On y voit Alfred et Marie devant leur bar, le bar Aimé, posant quelques jours avant que ne viennent les conquérants. Les blessures ne m’ont pas épargnée mais la plus sévère, la plus profonde et la plus inconsolable aussi, c’est celle qui fait que je suis ici aujourd’hui. Le regret de ne pas être revenu plus tôt et leur dire merci. Le regret de ne pas les revoir pour leur dire que je les aimais. Le regret de ne pas être resté quitte à en laisser la vie.

Ma fille et mon gendre connaissent l’histoire, ou en partie et savent pourquoi nous sommes ici. Devant le bar Aimé, ils me soutiennent un peu plus fort, tout autant par inquiétude que par réconfort. Maintenant ils savent, ils connaissent l’endroit qui m’a sauvé il y a une éternité. Ils sont devant cette porte, dans ce village, sur cette terre que j’ai tant aimé quelques semaines durant. Juste devant le bar Aimé, où ensemble, à la porte ma main tremblante hésite à frapper à présent. Alors mis à part l'état dans lequel je suis ou ce que je ressens là, maintenant, voilà mes enfants, voilà ! Vous savez tout.