A. La punition

J’étais arrivée au bout du sentier. Le sac à dos posé au sol, je buvais l’eau fraiche de la fontaine sur la place de ce petit village de Provence. Les rues étaient désertes, les volets clos, c’était l’heure de la sieste. L’épicerie-bar et la boulangerie avaient baissé leur store, le village s’était endormi sous la chaleur écrasante de l’été. Cherchant un coin à l’ombre dans une ruelle, je m’arrêtai brusquement devant une échoppe. La devanture en bois vermoulu peinte dans différents tons d’ocre passé, était couverte d’étranges inscriptions : « Raccommodage de petits bonheurs », « ouverte en dehors de l’heure de l’apéro », « le chat est dingo », « aime tes amis » et bien d’autres choses que j’ai oubliées aujourd’hui. Quel mystère ! Ma curiosité, plus forte que tout, m’incita à pousser la porte qui, à mon grand étonnement, s’ouvrit au son mélodieux d’un carillon qui me rappela celui de la vieille mercerie de mon enfance. J’entrai sans réfléchir. Le plancher grinçait sous mes pas et j’avançai vers le comptoir de bois. Pas de doute, j’étais bien chez madame Falette. Le mètre de couturière et les grands ciseaux étaient posés là. Le mur derrière le comptoir était recouvert de tiroirs renfermant les rubans, dentelles, boutons, colifichets, et toutes fournitures pour la couture. Par la porte de l’arrière boutique laissée entrouverte on distinguait son lit et la petite dame apparut. Elle était vêtue de son éternelle robe grise, ses cheveux blancs soigneusement noués en chignon et ses grands yeux délavés souriaient derrière ses petites lunettes rondes.

- Que vous est-il arrivé ? Me demanda-t-elle.

- Oh rien… Tout va bien… Balbutié-je.

- Pas de regrets ?

- Des regrets ?

Je me creusai la tête. J’avais été une petite fille très sage. Je ne voulais déplaire à personne. Je faisais tout pour être aimée. Jamais de bêtise… Si… finalement… J’avais fait un jour une énorme bêtise.

Des voisins avaient donné à ma mère un panier de citrons de leur jardin. C’était un magnifique citronnier qui sentait merveilleusement bon lorsqu’il était en fleurs et qui donnait chaque année quantités de fruits. Maman avait passé toute la matinée à préparer du sirop de citron. Une fois refroidi, elle le versa dans une bouteille et nous en servit un verre à chacun. Je me souviendrai toujours de ce délicieux nectar qui avait ravi mes papilles. Alors, un peu plus tard dans l’après-midi, j’eus envie de me resservir en cachette. La bouteille était posée en bas du grand placard de la cuisine. Je la saisis mais, à peine soulevée, elle me glissa des mains et se brisa sur le carrelage dans une mare sirupeuse.

Je crus que mon coeur allait s’arrêter de battre.

Ma mère ne me réprimanda pas tant que ça et je m’en voulus d’autant plus. Je repensais au temps qu’elle avait passé pour nous faire plaisir avec ce délicieux sirop et j’avais tout réduit à néant en une seconde. Je me sentais honteuse, méprisable et ne cessais de vouloir remonter le temps pour effacer cette terrible bêtise qui me hante encore aujourd’hui.

La petite voix de la mercière me tira de mes souvenirs :

- Ce n’était pas si grave !

- Oui, répondis-je, mais j’aurais mérité d’être punie.

- Vous ne l’avez pas été ? Demanda la mercière.

Je me mis à réfléchir à ce que je venais de dire. En effet ce n’était pas le souvenir désagréable d’avoir fait une bêtise qui me pesait tant mais celui de na pas avoir été punie. Je venais d’avoir cette révélation.

- Êtes-vous sure de ne pas l’avoir été ?

La petite mercière me regardait de ses grands yeux délavés derrière ses petites lunettes et il me vint alors une autre souvenir.

Quelques temps après l’épisode de la bouteille de sirop, ma mère m’envoya chercher un citron chez nos voisins pour l’« arroz con pollo » qu’elle cuisinait. J’avais franchi la haie des voisins en courant, lorsque leur chien surgit, se rua sur moi la gueule grande ouverte et planta ses crocs dans l’avant-bras que j’avais avancé pour me protéger. La voisine affolée eut du mal à le saisir et le calmer. Désolée, elle désinfecta les plaies sanguinolentes que la morsure avait laissées sur mon bras.

Mes parents inquiets lui demandèrent si le chien avait été vacciné contre la rage mais elle n’était pas au courant, il fallait demander à son mari absent pour le moment, il ne rentrerait que le lendemain. Ma soeur me dit alors que si le chien n’était pas vacciné il faudrait me faire des piqures dans le ventre pendant dix jours sinon je me mettrais à baver avant de mourir. Je n’en dormis pas de la nuit.

Pourquoi repensais-je à ce souvenir ?

Etait-elle là ma punition ?

La petite mercière souriait derrière ses lunettes.

- Voyez-vous, je vends du fil et des aiguilles et il m’arrivait autrefois d’effectuer quelques petits travaux de couture, des petits raccommodages. Maintenant, ma vue a tellement baissé que je ne le peux plus mais je vois toujours très clair dans le coeur des gens qui franchissent ma porte.

- Madame Falette, vous continuez à faire du raccommodage mais dans le coeur des gens !