A. Ernesto : joueur de bulles

C'était une tradition dans la famille, transmise de père en fils aîné depuis des générations et de mémoire d'homme personne ne se souvenait de  l'époque où cela avait commencé. De mémoire de femmes non plus d'ailleurs. Et pourtant on dit que ces dernières gardent au cœur des souvenirs d'éternité.

Ainsi donc, Ernesto dès son plus jeune âge avait appris à devenir joueur de bulles. L'apprentissage était long. Confectionner la bulle, en tant que telle, ne demandait que quelques petites années. Et le père d'Ernesto considère son fils aîné comme assez doué. Mais bien entendu, il se serait bien gardé de le lui dire tant la crainte de l'orgueil inhérent à sa condition était grand.

Non, la réelle difficulté résidait dans l'élaboration du contenu de la bulle. D'autant qu'il fallait apprendre à s'adapter aux demandes et même aux exigences des clients, généralement touristes fortunés qui en voulaient pour leur argent. En effet, recourir aux services d'un joueur de bulles ne peut être réservé qu'à une catégorie de touristes disposant d'une aisance financière.  En outre le contact se faisait exclusivement par un principe de cooptation bien rodé

C'est ainsi que Roméa et Julius accédèrent un jour à ce privilège. Une journée entière sur les canaux vénitiens à se laisser enchanter par le joueur et avoir l'occasion de pénétrer la bulle proposée et qui comporterait forcément l'impossible rêve des amants.  Il se  réaliserait au cours de l'éclatement de celle-ci. Nos amoureux avaient quelques craintes pour ne pas dire quelques doutes, vu le prix payé d'avance, mais Ernesto se montra convaincant avec de doux propos : et moi qui vous dis que vous rêverez, je suis aussi en rêve en même temps que vous et c'est pour cette raison que ça fonctionne. Nos deux tourtereaux firent entière confiance.


Roméa et Julius, tendrement enlacés écoutaient la douce mélopée du joueur de bulles. Peu à peu ils entrèrent dans une sorte de langueur délicieuse, un engourdissement chaud, rassurant, merveilleux et enivrant. C'est à peine s'ils virent la bulle sortir de l'instrument du joueur, gonfler et gonfler encore jusqu'à finir par les envelopper chaudement comme une sorte de magie. Ils se retrouvèrent à l'intérieur de la bulle dans un rêve paradisiaque idyllique et féerique. Le temps n'existait plus. Le sublime l'avait remplacé. Ils auraient pu mourir de bonheur.


— Voilà, père, c'est fait ! se félicita Ernesto en rentrant le soir avec le sentiment du devoir accompli. Roméa et Julius sont devenus les amants éternels de Venise, encapsulés pour l'éternité. Le rêve de bonheur est fixé. Plus tard on viendra de loin pour contempler la bulle. Un jour des poètes, des écrivains, écriront leur légende sublime, et les amants de la terre entière  continueront à venir vers nous, les joueurs de bulles, et la fierté de notre famille se perpétuera pour les siècles des siècles.