A - Une idée souriante

— Un sourire est souvent l’essentiel mon cher Amédée, déclama avec emphase Madame la Marquise Esclarmonde de Patin-Couffin.

Son époux échangea un regard quelque peu égaré avec son majordome Gaston, dit Jeeves. Qu’avait encore bien pu inventer sa chère et tendre moitié ?

Jeeves-Gaston étant un majordome stylé haussa les sourcils à défaut de pouvoir le faire avec les épaules, on sait se tenir ou pas.

— Très certainement ma chère, mais encore.

Il savait bien qu’en posant cette question, il s’exposait à des retombées qui risquaient de perturber gravement sa quiétude. Hélas, ses précédentes expériences en la matière ne l’avaient pas guéri de cette curiosité infinie qui s’invitait lorsque son épouse se lançait à corps perdu dans une nouvelle expérience. Ceci étant, pour être totalement juste, il lui fallait aussi reconnaître que simuler l’indifférence n’avait jamais été concluant et pouvait même se révéler encore plus dévastateur.

Il posa donc sagement son journal, s’installa du mieux possible dans son fauteuil et s’apprêta à braver la tempête.

Jeeves-Gaston, quant à lui, soupira intérieurement et se prépara à noter toutes les mesures d’urgence qu’il allait devoir mettre en place dans les jours à venir.

Monsieur le Marquis, ayant pitié des genoux fatigués de son cher serviteur, l’invita d’un geste à profiter du confort d’un pouf suffisamment éloigné de la trajectoire de sa Marquise adorée.

— Comme vous le savez, mon ami, nous vivons une époque de fous où les gens vivent à cent à l’heure et ne sont pas capables de déconnecter un instant. J’ai donc pris la décision de les aider.

« Mon dieu, mon dieu ! » pensèrent de concert Monsieur le Marquis et son fidèle serviteur.

— Et comment comptez-vous vous y prendre, mon aimée ? Interrogea, stoïque son époux.

— Je ne vous apprendrais rien en vous rappelant qu’on est payé par un sourire.

Cette déclaration quelque peu cryptique laissa les deux hommes quelque peu égarés.

Courageusement, Monsieur le Marquis, opina.

— Certainement, c’est même ce que je me dis tous les jours.

Monsieur Amédée de Patin-Couffin, pouvait se montrer parfaitement hypocrite lorsque sa santé mentale était en jeu. Jeeves-Gaston, de son côté soupira intérieurement.

Riante et virevoltante, Madame Esclarmonde, paya donc son cher et tendre d’un lumineux sourire et repris le fil de sa réflexion.

— Je suis fort aise que vous en conveniez. Sachez qu’en naviguant sur la toile, il y a quelques jours, je suis tombée sur une vidéo hautement intéressante.

Monsieur de Patin-Couffin se maudit une fois de plus d’avoir laissé Internet s’inviter dans sa demeure, comme si sa femme n’était pas capable de concocter d’elle-même les idées les plus folles.

— De quoi s’agissait-il ma très chère.

En prononçant ces mots, il savait qu’il mettait le pied dans un piège, le regard éperdu de Jeeves-Gaston le conforta dans cette désagréable sensation.

— De yoga du rire, mon ami. Une manière de se détendre qui m’a parue nettement plus accessible que le yoga classique qui vous oblige à prendre des positions incroyables aux noms pour le moins extravagants, sans compter le risque pour ceux qui sont aussi souples que des balais, de rester coincés.

— Si cela existe déjà, pourquoi vous lancez dans cette aventure ?

Un instant, Monsieur Amédée, qui pouvait se révéler fort naïf parfois, se dit qu’il était peut-être sauvé.

« Comme si un tel argument pouvait résister à Madame Esclarmonde » pensa Jeeves-Gaston nettement moins enclin à l’optimisme.

— C’est bien pourquoi j’envisage d’en changer légèrement le concept. Il s’agira de Yoga du Sourire. Je suis en train de réfléchir aux noms à donner aux divers sourires qui seront à enchaîner, le Mona-Lisa, le Joker, le Cheshire par exemple. De plus, sourire permettra de raffermir le visage. Il permettra donc de travailler le mental et l’esthétique, n’est-ce pas une excellente idée ? Nous pourrions nous installer sans problème dans la salle de bal qui n’est plus guère utilisée.

Jeeves-Gaston paniqua à l’idée de devoir ouvrir et fermer les lourdes tentures de velours qui masquaient les croisées. Quant à Monsieur le Marquis il eut un flash où il se vit cerné par des visages arborant des sourires de masques vénitiens absolument terrifiants.

Il tenta une manœuvre de la dernière chance.

— Êtes-vous sûre que vous sentez capable d’assumer la comptabilité d’une telle entreprise ?

D’un geste désinvolte, la remarque fut envoyée au diable.

— Ne soyez donc pas aussi terre à terre mon cher époux. Il suffit de savoir qu’on est récompensé par un sourire.