A - Conférence

Un silence religieux se fait dans la salle. La conférencière, Mademoiselle Cunégonde Langdevipaire, s’avance, altière, tirée à quatre épingles du bout de ses ballerines à la pointe de son chignon, en passant par son strict tailleur gris souris. Elle s’installe à son pupitre, vérifie le bon alignement de son verre d’eau, de ses papiers, de son ordinateur. Puis elle chausse ses lunettes et parcourt d’un regard d’aigle l’assistance prête à boire ses paroles. Après ce bref tour d’horizon qui a pétrifié l’auditoire. Elle attaque.

« Mesdames et Messieurs. Aujourd’hui c’est avec grand plaisir que je vais vous faire découvrir les contradictions de la poésie. »

D’un doigt précis, elle lance la première diapositive de son diaporama et le public peut y lire :
- Quel est ton rêve ?
- Que tu m’embrasses sous la pluie, et le tien ?
- Qu’il pleuve.
Elle attend quelques instants que son auditoire se soit bien imprégné de ces mots et reprend.

« Comme vous pouvez le constater, au premier abord, ces phrases peuvent avoir une connotation follement romantique pour les esprits simples. »

Un léger brouhaha légèrement vexé s’élève, manifestement il y a de nombreux romantiques dans la salle et être traité de simple d’esprit leur paraît un peu difficile à avaler.

« Avant de vous insurger, reprend impavide Mademoiselle Cunégonde, veuillez étudier plus en détail les mots pluie et pleuve.
En effet, si nous sommes dans une contrée où la pluie tombe régulièrement, il nous est facile de déduire que la personne souhaitant être embrassée, comme celle qui souhaite embrasser, ne vont pas avoir longtemps à attendre. Il s’agit donc d’une relation somme toute fort banale. De plus, vu l’inconfort qu’il peut y avoir à rester bêtement planté sous la pluie, il est logique de penser qu’ils sont correctement équipés pour faire face à cette situation.

Dans un pays où la pluie est, par contre, un peu plus rare, nous pouvons supputer que les protagonistes sont soit très patients, soit limite masochistes, soit d’un romantisme échevelé et peu productif.

Maintenant, transportons-nous dans un lieu où règne la sécheresse. Qu’apprenons-nous ? Que la personne qui expose son rêve ne souhaite surtout pas être embrassée et que sa réponse est une fort belle échappatoire et sa question purement rhétorique. Toutefois, dans la mesure où son interlocuteur répond, il faut dans ce cas noter deux choses, soit il est d’un optimisme absolument délirant, soit il est carrément stupide. »

Dans la salle, la situation semble se tendre un peu. Chacun y allant de son avis concernant la pluviométrie des diverses régions du pays et de l’intérêt ou non de déménager dans l’une ou l’autre.

Un toussotement péremptoire de la conférencière les rappelle à l’ordre.

« Il faut également se pencher sur certains cas particuliers.

Ainsi, que va-t-il se passer si orage se déclare ? Est-il intelligent et prudent de se bécoter en plein milieu d’un champ ou sous un arbre au risque de se faire foudroyer d’une manière qui ne sera pas métaphorique. Le fait de se réfugier, par exemple, dans une voiture ou une maison, annule purement et simplement rêve et questions, et peut mettre en avant une certaine pusillanimité des protagonistes, à eux de mesurer la force de leur engagement et des dangers à accepter.

Si nous nous retrouvons sous une averse de grêle, croyez-vous vraiment qu’un baiser vaille la peine de risquer de se faire assommer ? À moins, bien sûr que nous n’ayons affaire à des cyclistes prudents munis d’un casque, ou à des professionnels portant ce type d’attribut dans l’exercice de leurs fonctions, pompiers, CRS, etc. Mais dans ces derniers cas, nous pouvons penser que nos amoureux ont certainement d’autres chats à fouetter.

Transportons-nous maintenant dans un pays où la pluie est avant tout de la neige. Il serait dans ce cas judicieux, soit de transformer le rêve si l’on est pressé de conclure, soit, si on fait partie des gens logiques, de préciser que la pluie n’a pas absolument besoin d’être représentée sous un aspect strictement liquide, ce qui reconnaissons-le nuirait considérablement à la beauté de la proposition.
- Quel est ton rêve ?
- Que tu m’embrasses sous la pluie qu’elle soit liquide, solide ou gazeuse ?
Peu romantique n’est-ce-pas ? »

Après avoir passé une bonne heure à triturer ces trois simples phrases et à avoir mis la cervelle à l’envers de ses auditeurs, Cunégonde Langdevipaire rappelle que ces précédents ouvrages sont en vente à la sortie puis, souveraine, elle se lève et part, laissant derrière elles amoureux et romantiques forts déconfits.