A. Chez Antoinette

De la rue, une fois la porte poussée, il fallait prendre un couloir sombre avant d’arriver dans le patio où habitait la tante Antoinette. L’entrée de son appartement au rez-de-chaussée était toujours ouvert sur cette cour circulaire décorée de quantité de plantes en pot, la plupart fleuries, un havre de fraicheur dans la chaleur torride de ces étés casablancais. Antoinette s’y tenait, la plupart du temps, assise avec ses voisines, à bavarder en buvant un café, lorsque Lina arrivait avec sa mère chaque matin. La fillette courait jusque dans la chambre du fond pour récupérer la boite de chaussures dans laquelle elle rangeait sa poupée et tous ses petits trésors, puis elle s’installait par terre à même les carreaux de ciment du patio sous l’oeil vigilant de sa tante et de toutes les voisines. C’était comme une grande famille. Elles se connaissaient depuis si longtemps. Leurs bavardages, leurs rires et parfois même leurs chants joyeux emplissaient la cour. Lina les appelait toutes « tata ». Tata Odette faisait de bons gâteaux, tata Germaine donnait de la limonade, tata Simone brodait de jolis napperons. De temps en temps, les voisines du dessus s’appuyaient à la balustrade pour les invectiver en plaisantant et se mêler à leurs discussions. Quand l’une d’elles arrosait les plantes accrochées au balcon, l’eau coulait dans la cour. Antoinette déplaçait alors ses pots en riant pour profiter de l’arrosage. Les éclats de voix et les rires se mêlaient aux petits cris aigus des hirondelles qui tournoyaient au-dessus de leurs têtes à la recherche d’un recoin dans les balcons pour  construire leur nid.

Parfois, il arrivait qu’ Abderahman, le musicien troubadour, s’installe accroupi  contre le mur avec son instrument en carapace de tortue et ses trois cordes. Sous les yeux médusés de Lina, il entonnait des chants venus d’ailleurs. Les tantes lui donnaient quelques pièces et, pour ses enfants, un sac de vêtements qui n’allaient plus aux leurs. Cet homme, avec sa peau très sombre, burinée, son regard de braise et sa voix enchanteresse fascinait la petite fille.

Lina venait d’entrer dans le couloir sombre et pénétra dans le patio. Ce fut d’abord le silence qui la surprit. Plus de chants ni de rires. Les chaises où étaient assises ses tantes avaient disparu. Il restait quelque pots de fleur tout sec. Les portes étaient closes.
Lina s’approcha de celle d’Antoinette. A travers les vitres sales, derrière  le rideau en crochet jauni, on devinait l’appartement vide.


Lorsqu’Antoinette maria sa fille ainée, il y eut une grande fête dans le patio. Lina avait une jolie robe en dentelle anglaise blanche et des souliers vernis. Elle avait dansé avec le marié qui l’avait soulevée au-dessus du sol dans ses bras pour la faire tourner dans les airs et avait dit à la mariée « Tu vois c’est une petite fille comme ça que nous aurons ». Elle se souvenait de l’accordéon musette, des grandes tables couvertes de victuailles, des nappes blanches.

Lina regretta d’être venue. Pourquoi faut-il essayer de réveiller les souvenirs ? Pourquoi espérons-nous les retrouver intacts alors que nous savons que tout change, que rien ne dure ?


Lina en avait assez vu. Elle s’enfuit en courant, rejoignant le bruit de la rue, les klaxons et l’odeur de la ville. Elle retenait ses larmes. Pourquoi pleurer? Elle savait bien que temps file et s’effiloche. Chaque endroit de notre passé est une vie. Un épisode de notre histoire. Il ne peut revivre que dans nos pensées. On ne peut pas le réparer. On ne peut pas panser les plaies avec du sparadrap. Respire, petite, ce n’est qu’un chapitre, ce n’est pas toute ton histoire.