A. Pauvre Emile

Emile somnolait dans son rocking-chair sous son auvent en sirotant une limonade glacée lorsqu’il fut tiré de sa torpeur par le ronflement  tonitruant et pétaradant d’un moteur. Un camion benne antédiluvien chargé à mort venait de s’engager dans l’allée de la maison voisine.
Au bruit de la mécanique poussive s’ajoutait celui du brinquebalement des objets entassés sur le plateau.
Emile se leva, les sourcils froncés pour suivre le trajet de l’engin en enroulant sa moustache autour de son index, ce qui était chez lui un signe de grande nervosité. Si de nouveaux voisins venaient s’installer, finie la tranquillité.

La maison était restée inoccupée pendant plusieurs mois et Emile s’en était très bien accommodé. Il aurait rêvé qu’il en soit toujours ainsi mais il savait bien qu’un jour ou l’autre cela arriverait. Et voila, c’était aujourd’hui.
Il se posta derrière la haie de séparation des deux habitations pour espionner et tacher de savoir à quels nouveaux venus il aurait affaire.
Il vit deux hommes qui semblaient être le père et le fils, leur ressemblance étant évidente. Ils portaient tous les deux une casquette bien enfoncée sur la tête et des tenues soignées. Ils dénouèrent les cordes qui retenaient très sommairement l’empilement de meubles hétéroclites pour le déchargement. Emile ne perdit pas une miette des moindres détails qui pouvaient donner un indice sur le caractère des nouveaux venus. Le mobilier semblait de belle facture, des meubles de famille sans doute, ce qui donnait une bonne impression. Les deux hommes manipulaient chaque objet avec précaution. Des gestes minutieux voire méticuleux. Cela convenait tout à fait à Emile. Il n’aurait pas supporté des voisins  désordonnés, sales ou négligents.

Le soir venu, il monta dans sa chambre car par sa fenêtre il avait une vue plongeante sur la propriété voisine. Les nouveaux venus, le déchargement terminé, s’étaient installés sous leur auvent, dans de confortables fauteuils de rotin et sirotaient une boisson.
Emile se dit que le moment était idéal pour leur faire une petite visite de courtoisie et en apprendre un peu plus.
Il jeta un rapide coup d’oeil dans son miroir pour se recoiffer, arrangea son veston et descendit dans la cuisine en quête d’une gourmandise à leur offrir. Il dégota un reste de pain d’épice qu’il découpa dans une assiette.
Du bout de leur allée, il héla les deux hommes en leur demandant s’il pouvait se permettre d’entrer. Il tenait l’assiette bien en évidence pour montrer ses bonnes intentions.
Le père se leva brusquement, renversant son siège et marmonnant quelques mots à son fils qui entra précipitamment dans la maison.
Emile avala sa salive et attendit qu’on l’invitât mais le fils ressortit aussitôt, brandissant un fusil qu’il pointait vers lui. Interloqué, Emile en lâcha l’assiette qui atterrit parterre et se brisa en mille morceaux.
Machinalement, il leva les mains pour montrer ses intentions pacifiques.

Le père s’écria : que voulez-vous ? Que venez-vous faire ici ?

Mais Emile n’eut pas le temps de répondre car le fiston qui, il faut le reconnaitre, tremblait un peu car il n’était pas très habile avec les armes fit un geste malheureux et le coup partit.
Emile reçut la balle en plein coeur. C’était la première fois que le jeune homme atteignait une cible du premier coup et sans viser en plus !
Emile gisait sur la pelouse, une tache rouge comme une fleur s’agrandissant sur sa poitrine.

C’est seulement quelques semaines plus tard que les habitants de la rue se rendirent compte de l’absence d’Emile. Sa disparition devint préoccupante lorsqu’on constata que son automobile était dans son garage et son portefeuille bien à sa place sur la console de l’entrée.

L’enquête de police dura plusieurs mois. Tout le voisinage fut interrogé. Les nouveaux voisins affirmèrent n’avoir jamais vu cet homme. D’ailleurs ils ne fréquentaient personne dans cette rue où ils venaient de s’installer. Emile restait introuvable.

Dix ans plus tard, le voisin mourut de maladie et son fils revendit la maison. Les nouveaux occupants eurent pas mal de travaux à faire pour remettre la bâtisse en état. Ce qui chagrinait surtout René, le nouveau propriétaire, c’est que le puit au fond du jardin était bouché. Il trouvait cela bien dommage car quoi de plus précieux qu’une eau pure et fraiche pour arroser le potager qu’il envisageait de cultiver juste à coté. Il fit venir des ouvriers pour le déblayer. L’affaire fut réglée en une journée. Les gravats qui l’obturaient furent débarrassés et peu à peu l’eau réapparut pour le plus grand bonheur de René. Il put réaliser son rêve de potager.

L’été arriva avec son cortège de belles tomates rouges, d’aubergines, de courgettes, de poivrons. Mais la chaleur fut si intense que les pauvres légumes dépérirent malgré les arrosages constants du pauvre jardinier qui essayait désespérément de les sauver. Le soleil était trop présent dans ce coin de jardin, il desséchait tous les végétaux. René eut alors l’idée de planter un beau murier platane pour apporter un peu d’ombre sur ses prochaines récoltes. L’automne venue, il acheta un magnifique spécimen déjà suffisamment grand pour être rapidement efficace.

Alors qu’il s’échinait avec sa pelle pour creuser un trou afin de le planter dans une terre ingrate et sèche qui lui donnait du fil à retordre, il venait d’atteindre environ un mètre cinquante de profondeur lorsqu’il arrêta brusquement son geste car il vit surgir de la terre une main.

C’est ainsi qu’on retrouva, dix après, le corps d’Emile.