A. La Roche Percée

Hélène était arrivée la veille au soir. Cela faisait dix ans qu’on ne s’était revu. Un amour d’adolescence, mon premier amour. Nous ne nous sommes jamais vraiment perdus de vue. Je crois qu’il nous est arrivé de rester pas loin de vingt ans sans nouvelles l’un de l’autre mais, à chaque retrouvaille, il nous semblait nous être quittés la veille. Nos cheveux avaient blanchi et nos traits s’étaient affaissés mais dans son regard clair je voyais toujours la jeune-fille que j’avais connue. J’espérais qu’il en était de même pour moi.

Nous avons fait une soupe ensemble. Lorsqu’elle a ouvert le réfrigérateur elle m’a demandé pourquoi j’avais entassé les légumes dans le bac du haut alors que les deux autres étaient vides, ajoutant que ce n’était pas bon, qu’il fallait laisser circuler l’air entre eux sinon ils s’abîmaient. J’avais répondu que je n’utilisais plus les casiers du bas pour éviter  de me baisser. Elle avait souri et eu la délicatesse de ne rien ajouter. Pendant que nous épluchions les légumes, je ne pus m’empêcher de me demander ce qu’aurait été ma vie si elle était restée à mes côtés. Mais elle avait toujours eu la folie des voyages. Elle partait souvent et sans prévenir pour des contrées lointaines et pour de longues durées. Se serait-elle ennuyée avec moi, peut-être trop casanier pour elle ?

Pendant que nous dégustions notre délicieux potage elle me demanda :

- J’aimerais demain que nous allions jusqu’à la Roche Percée. Est-ce que tu t’en sens capable ? J’ai gardé un tellement bon souvenir de cette promenade.

- Ça fait très longtemps, ai-je répondu. Je ne suis pas sur d’arriver au bout. La partie finale est très raide !

- Allons ! Ne fais pas ton vieux ! Tu vas y arriver.

Je n’en étais pas si sur mais j’ai accepté et nous nous sommes levés tôt le lendemain. Je lui avais laissé mon lit comme d’habitude, pour moi le canapé du salon était parfait. Lorsque nous vivons seuls depuis longtemps, nous ne savons plus dormir avec quelqu’un à nos côtés.
La brume s’était accumulées sur la crête, il fallait partir avant qu’elle ne descende. Nous avons marché d’un bon pas, emmitouflés et heureux. Hélène avait pris mon bras et c’était bon de se sentir à nouveau comme de jeunes amoureux nous racontant nos histoires. De temps en temps nous nous arrêtions pour regarder un oiseau, un arbre gigantesque, une touffe de fougère. Hélène ramassa une pomme de pin. La brume descendit peu à peu et nous enveloppa dans une atmosphère étrange qui nous isolait du reste du monde. La forêt avait pris une allure fantomatique. Nos corps s’étaient réchauffés par la marche mais nos visages s’imprégnaient de gouttelettes froides.
 
Lorsque nous arrivâmes au pied de la paroi, je dis :

- J’ai bien peur qu’avec la brume nous ne voyions rien du paysage là-haut.

Je n’avais pas envie de grimper, cela me semblait trop risqué.

- Ne fais pas ta poule mouillée, s’écria Hélène, suis-moi.

Et elle se mit à gravir le rocher abrupt. Elle me donnait l’impression d’être une jeune gazelle. J’essayai tant bien que mal de m’agripper aux aspérités mais mes jambes avaient du mal à s’accrocher. Découragé et essoufflé j’avais envie d’abandonner la partie mais je n’eus pas besoin de prendre la décision, mon corps décida pour moi, je perdis l’équilibre et atterris lourdement sur le dos, deux mètres plus bas en poussant un grognement furieux.

Hélène, affolée du haut de la muraille redescendit aussitôt.
J’étais allongé et n’osais plus bouger.

- Ça va ? demanda-t-elle, tu as mal ?

- Je ne sais pas, je suis sonné.

Elle m’aida à me relever et épousseta mon dos.

- Ce n’est plus pour moi tu sais ce genre d’expédition, vieillir ce n’est pas un boulot pour les poules mouillées.

- Mais qu’est-ce que tu racontes ? Ne t’inquiète pas nous allons prendre l’autre chemin et finir la boucle.

Pendant le reste de la promenade, Hélène ne fit aucune allusion à ma chute. Je lui en fus reconnaissant.

De toute façon, dit-elle, avec cette brume nous n’aurions rien vu d’intéressant.

Hélène, ma vieille amie en jeunesse éternelle, libre comme le vent, en perpétuel mouvement, souvent partie, toujours revenue vers moi comme un bateau à son ancrage, moi qui n’ai pas su te retenir, qui n’ai pas voulu te mettre cage, moi l’immobile maladroit.