a. Une perte irréparable

Une perte irréparable

Si j'avais su que c'était la dernière fois. Seulement voilà, personne jamais n'anticipe la perte. Cela ne l'empêche pas de survenir.
Évidemment qu'alors j'aurais agi autrement. Je ne serai pas parti, je n'aurais pas pris la mer. Et tout eût été autrement.
Est-ce que j'ai des regrets ? Évidemment ! Il y a des pertes irréparables, et celle-là en fut une. Je ne savais pas que je l'aimais tellement. Ça me semblait normal qu'elle soit toujours avec moi. Ça faisait tellement longtemps. Il m'avait toujours semblé, dès le début, que nous serions inséparables.
La vie n'est pas généreuse, pas toujours, pas assez souvent.

Ce jour-là il faisait beau, la mer offrait de la tendresse. Il convenait d'en profiter. Parfois s'embarquer peut être un danger, il existe des tempêtes dont on ne se remet pas. Mais là, face à cet horizon dégagé tout ne devait être que félicité. Alors on s'est embarqué vers le large prometteur. Le soleil nous faisait signe, certes à travers une légère brume, mais j'ai pensé que tout cela allait se dégager. C'était une erreur.

Pourtant je savais que sur cette mer-là tout pouvait basculer en quelques minutes. C'est ce qui arriva malheureusement. C'est comme cela que je l'ai perdue. Et jamais on ne la retrouva. Le drame absolu. Lorsque mon voilier s'est retrouvé dans la tourmente des flots parce que le temps avait changé du tout au tout, j'ai pensé que je pouvais maîtriser, comme d'habitude. Ne suis-je pas un marin aguerri ? Alors,  de mon côté,  il n'y avait pas de quoi s'inquiéter. C'est quand elle s'est prise dans le cordage - appelé écoute -  qui normalement oriente la bôme, s'enroula autour d'elle, je ne sais trop comment. J'ai ressenti une vive douleur et je suis tombé à l'eau, ma jambe toujours enroulée dans le cordage, je ressentis le craquement des os et la douleur devint fulgurante.

Il semblerait que j'ai perdu connaissance, enfin c'est ce que m'ont dit les sauveteurs qui avaient entendu la balise de détresse à déclenchement automatique. J'ai passé bien des jours à l'hôpital, puis des mois en centre de rééducation. Le chirurgien m'avait amputé d'une jambe au niveau du haut de la cuisse.. Elle était perdue.

Oui, vous le voyez sur la photo. Je suis unijambiste… et je pense à elle, ma jambe perdue, comme je pense à cette femme que j'avais aussi perdue quelques mois auparavant alors que nous étions décidés à nous marier. Elle s'était noyée en tombant elle aussi d'un voilier lors d'une régate.
Et me voici de nouveau amer face à la mer.