A- ne pas fermer les yeux

Dans cette cave sombre, sous les bombes, le vieux cordonnier est à la besogne. Les lunettes vissées sur le bout de son nez, il ne quitte jamais des yeux son ouvrage.
Certains le disent sage, d’autres le pensent fou, lui croit réparer les cœurs, des cœurs couleur rouge sang , avec du fil d’un blanc immaculé.
De raison il n’en a plus depuis ce jour de février 2014, où il a vu son unique fils s’effondrer au pied des barricades, touché en plein cœur par le tir d’un snipper. Ce jour là il est rentré chez lui, a remisé ses outils de cordonnier à la cave et a sombré dans la folie.

Et puis le cauchemar a recommencé , un autre mois de février d’une autre année. Sur son écran de télé il a écouté le discours de Poutine et dans un instant de lucidité il a compris.
Une fois de plus son pays allait être la proie de l’aveuglante détermination d’un seul homme, prêt à tout pour avilir un peuple entier.
La nuit suivante il a rêvé de son fils couché dans la boue, les yeux grands ouverts et lui le serrant dans ses bras, hurlant de douleur et d’impuissance. Se réveillant en sueur avec dans la poitrine un poids d’une tonne, il a pleuré pendant des heures. Lui dont les yeux étaient restés secs depuis huit ans, dont le cœur était vide depuis bien longtemps, il a crié comme un dément, il a chialé comme un gosse.

Au matin il est descendu à la cave et ressortant ses outils il s’est mis à la tâche. Au fil des jours rejoint par des femmes, des enfants et des vieillards, il a tremblé avec eux, il a pleuré avec eux. Dans le bruit et le chaos des armes crépitant au dessus de leurs têtes, ils ont prié ensemble pour que la guerre cesse, pour que la parole de leur président soit entendue partout dans le monde, pour qu’on leur vienne en aide.

La guerre continue encore et toujours et dans cette cave, sous les ruines de sa ville assiégée, le vieux cordonnier est toujours à la besogne. Pour chaque bombe qui tombe c’est un cœur qu’il répare. Il ne sait pas combien de temps ça peut marcher, mais il ne risque rien d'essayer.