A. Jean et le mainate

Lorsque Gustave fut veuf, seul chez lui, il commença à déprimer. Il s’occupait comme il pouvait, se rendant chaque matin au marché sur la place du village, non pas pour se ravitailler, il mangeait si peu, il n’avait pas besoin de grand chose, mais pour rencontrer du monde. Sa maison était assez loin du centre, au pied du monte Aragnascu, ce qui l’obligeait à marcher un peu. Il trainait derrière lui le chariot de courses rose bonbon que Madeleine avait toujours utilisé et qu’il ramenait souvent vide mais l’important était de ne pas rester seul.

Sur la place, les petits producteurs de la région se rassemblaient en rond autour de la fontaine. Gustave les connaissait tous depuis le temps. Il allait de l’un à l’autre et parlait de la pluie et du beau temps. Ce-jour là, au milieu des étalages de fruits et de légumes, il y avait Jean qui vendait des chiots. On ne le voyait pas souvent, peut-être trois ou quatre fois dans l’année.

- Bonjour Jean, commença Gustave, c’est incroyable que tu sois là aujourd’hui car, pas plus tard qu’hier, mon fils me disait de prendre un chien pour rompre ma solitude !

- Je n’ai que deux petits labradors de la même portée, un noir et un couleur sable.

Jean était un bourlingueur. On ne savait pas grand chose sur lui sinon qu’il avait fait le tour du monde, il connaissait tous les pays. C’était un grand échalas sec comme du vieux bois qui portait un anneau à une oreille, des bracelets exotiques aux poignets et, sur son épaule, un mainate ramené de Chine qui, de temps en temps, se mêlait à la conversation.

- Viens, allons boire un café, proposa Jean à Gustave, et le mainate ajouta :

- C’est l’heure de l’apéro !

Ils s’assirent en terrasse au soleil chez Dume qui leur apporta leurs tasses fumantes, un torchon sur l’épaule.

- Il a raison ton fils, un animal ça occupe bien et ça tient compagnie.

- Il faut que je m’habitue à l’idée, répondit Gustave pensif, le regard posé sur le mainate qui ouvrit le bec pour demander s’il y avait de jolies nanas dans le coin.

Jean lui fit alors une proposition : il pouvait prendre un chiot à l’essai chez lui jusqu’à ce qu’il revienne sur le marché dans deux ou trois mois et si l’expérience avait été satisfaisante, il le paierait alors et le garderait.
Gustave hésita mais l’idée de ne pas s’engager tout de suite lui plaisait, il accepta.
Au moment de choisir entre le noir ou le sable, les deux chiots le regardaient tendrement de leurs petits yeux brillants, il eut du mal à se décider, si bien que Jean lui dit : Prends les deux ! Et le mainate ajouta : Attention le train va entrer en gare !
Gustave ne voulut pas les séparer et rentra chez lui ce jour-là avec les deux frères. Pendant le chemin du retour il avait réfléchi à un nom pour chacun et choisit Vador pour le noir et Gobi pour le sable.

Les deux garnements commencèrent par faire beaucoup de bêtises comme tous les jeunes chiots mais Gustave fut patient et sut s’y prendre. Ses deux petits compagnons apportèrent de la vie chez lui, c’était une présence de chaque instant, il les amenait partout et ne regretta pas sa décision. Quand il reverrait Jean sur le marché, il lui annoncerait qu’il gardait ses protégés.

Mais on ne revit plus jamais Jean sur la place du village. Personne n’avait de ses nouvelles. Les mois passèrent, Vador et Gobi grandissaient et Gustave se trouvait confus de ne pas avoir conclu leur achat mais il n’y pouvait rien.
Il avait pris l’habitude de faire de grandes promenades dans la montagne, Vador et Gobi sur ses talons. Ils allaient jusqu’à la Gravona où ils se baignaient dans l’eau glacée.

Au marché, toujours pas de Jean. La marchande d’oeufs dit qu’il lui semblait avoir aperçu le mainate voler autour du village. Peu à peu d’autres dirent l’avoir vu aussi.
Et puis, un après-midi d’hiver, alors que l’air était transparent et vif et le ciel d’un bleu azur comme il ne l’est qu’en cette saison, Gustave attaquait la dernière montée avant le sommet de l’Aragnascu, les chiens  batifolant devant lui, il vit l’oiseau planer au-dessus de sa tête. C’était bien lui, il n’eut aucun doute, un volatile de cette espèce on n’en trouvait pas dans le coin.

- Hé le mainate ! S’écria-t-il qu’est-ce que tu fais là, où est ton maître ?

Il lui sembla alors entendre l’oiseau répondre : - Embarquement immédiat ! avant de disparaitre. Mais, alors que Gustave amorçait la descente, il l’aperçut à nouveau et cette fois-ci le mainate cria : - Quelle liberté !