A. Sans Carmen

Les temps sont durs pour les rêveurs, ça, Eugène le savait depuis toujours. La vie n’avait pas toujours été facile et il s’en était donné du mal pour atteindre le but qu’il s’était fixé : avoir un emploi respectable de régisseur dans l’immense domaine des Cerdan qui garantissait un toit pour sa petite famille. Mais, ce jour-là, il pensa que les temps étaient terriblement cruels. Pour la cérémonie, il avait ressorti son costume de mariage et se fut un déchirement que de le revêtir. Lui et ses quatre enfants se tenaient tout droit au premier rang de l’église. Son fils Eugène, 14 ans avait eu du mal à discipliner sa tignasse aussi noire que celle de Carmen. Puis venait Augustine, l’ainée des filles, 12 ans, petite brunette espiègle qui avait cessé de parler depuis ce jour maudit et les larmes lui vinrent aux yeux lorsqu’il se demanda s’il entendrait à nouveau son rire cristallin. Elle avait sa main posée sur l’épaule de sa cadette Emilienne, aussi blonde que lui, comme pour la protéger et elle ne quittait pas du regard la plus jeune, Yvonne, à la prunelle aussi bleue que la sienne et qui n’avait que 8 ans.

Il regardait sans y croire le cercueil posé là et tout paraissait irréel. Ces dernières nuits, il n’avait pas dormi. Il imaginait en boucle la scène à laquelle ses enfants avaient assisté impuissants. Lui se trouvait dans le chai du domaine, il mettait le vin en bouteille lorsque Amhed était venu le chercher et lui avait annoncé, essoufflé, qu’il était arrivé un malheur. Il avait tout laissé en plan et l’avait suivi en courant.

Il revoyait sa belle Carmen allongée sur la terre, les cheveux épars, la peau si pâle et ce sang sur son corsage blanc comme des pétales de géranium. Il revoyait la corbeille de linge renversée, les poivrons qui grillaient sur le braséro et l’incompréhension dans le regard horrifié des enfants.

Il pensa je voudrais aller très loin dans un endroit plein d’autre chose, être à nouveau avec elle à mes côtés, mais, à présent, il devait veiller seul sur ses quatre enfants.

Désormais, il prendrait en charge leur éducation avec sa maladresse d’homme qui avait laissé ce rôle à sa Carmen. Elle l’avait rempli avec une telle application, elle était une épouse modèle que beaucoup lui enviaient, arrangeant son intérieur avec goût, cousant les vêtements des enfants, cuisinant à la perfection et toujours de bonne humeur. Il l’entendait encore chanter et rire.

Qu’allait-il leur apprendre qu’elle ne leur avait déjà appris ? Il ne savait pas par quoi commencer. Plus le temps passait, plus il devenait silencieux et solitaire. Parfois, le soir, lorsque la petite Yvonne se réfugiait dans ses bras, il la câlinait maladroitement et ne trouvait pas les mots pour la réconforter.

Augustine, ma mère, me raconta qu’il était devenu un père taciturne. Jusqu’à son dernier souffle, il resta l’homme d’un seul amour, celui de Carmen.
Il aurait voulu que ses enfants soient ambitieux et s’élèvent bien au-dessus de sa propre condition d’ouvrier agricole. Il leur disait alors : rappelez-vous de regarder les étoiles et non vos pieds.


à mon grand-père Eugène, dit Pépère
à mon oncle Gégé, à ma tante Yvonne, ma marraine, et à Emilienne
à ma mère Augustine
et à ma grand-mère Carmen que je n’ai pas connue et dont la disparition tragique a laissé dans la famille un grand vide encore pesant aujourd’hui.

D'abord, ton texte: Ton récit est poignant, on a l'impression qu'on lit un paragraphe d'un livre genre saga familiale. Extrêmement bien écrit, comme d'habitude. C'est fluide, avec toujours des descriptions précises et un déroulé des faits accrocheur. On est happé par la lecture dès les premiers mots, peut-être parce qu'on sent d'emblée que les faits sont réels, ce qui rend le texte encore plus poignant.

Ensuite ton commentaire: Quelle destin tragique que celui de ta grand-mère! Les non-dits sont les terreaux à traumatismes. Ne pas dire, ne pas expliquer, même à des enfants, même avec des mots d'enfants, cela les rend insécures.
Dommage que tu n'ais pas plus d'éléments, je suis sûre que tu les aurais utilisés pour en écrire un livre!