A- Femme de marin

La tempête avait soufflé toute la nuit. Les tonnes d’eau qui se déversaient en vagues successives sur la jetée dans un bruit assourdissant témoignaient de la puissance de celle-ci. Ce matin les bateaux étaient restés à quai. Un jour de répit pour les femmes de marins qui n’auraient pas à s’inquiéter du retour de leur époux en fin d’après-midi.


J’avais l’habitude de voir les éléments se déchaîner sur ce bout de terre où j’avais grandi. Fille et petite-fille de marin, j’avais appris l’attente, l’inquiétude et puis la joie de voir revenir les bateaux chargés de poisson frais. J’avais parfois été témoin de la douleur d’une mère, debout sur le port, le visage ravagé par les larmes, attendant vainement qu’on lui rende le corps d’un fils disparu en mer. Mais la mer rejetait rarement ses victimes et la vie continuait à couler lentement entre désespoir et espoir fou qu’un jour un miracle se produise.

Ce fut le tour de ma mère de se tenir sur le quai, tout au bout du port, les yeux humides et le regard hagard, face à l’océan, criant sa douleur de n’avoir pu serrer dans ses bras le corps sans vie de mon père, perdu à jamais dans cette immensité sombre.
J’avais alors juré que jamais je n’aurais la même vie que ces femmes de marins et pendant longtemps l’envie de fuir m’avait habitée. Mes racines étaient douloureuses, cette terre allait m’engloutir si je ne fuyais pas, comme elle avait englouti des dizaines de veuves mortes de chagrin.  Mais on n’échappe pas à son destin quand on croise les yeux d’Esteben. C’est ainsi qu’à mon tour je devins une femme de marin.

Esteben était un solide gaillard et ses bras protecteurs m’enveloppaient de douceur. Il savait trouver les mots qui apaisent au moment du départ. Pourtant, je vivais chaque au revoir comme un adieu, le serrant contre moi pour sentir sa peau, toucher son visage, graver dans ma mémoire son regard, au cas où ce matin là soit son dernier. A chaque retour, c’était comme s’il revenait d’un très long voyage, je me jetais dans ses bras et ne lâchais plus sa main, remerciant le ciel de le laisser rentrer, une fois encore, à la maison.


Nous étions là, au bout de la jetée, admirant le spectacle fascinant des vagues se fracassant sur les rochers. Partout sur la plage l’écume résistait aux assauts du vent, recouvrant le sable d’un manteau blanc laiteux. Je songeai à mon père, à tous ces marins perdus à jamais, au chagrin de ma mère. Demain Esteben reprendrait la mer pour quelques jours de pêche. La tempête ne serait pas complètement calmée et pourtant je le laisserai partir. A cette idée, un long frisson parcourut mon corps et je retins mes larmes. Je l’aimais tant, Je ne voulais que lui pour la vie, je voulais le rendre heureux, avoir des enfants. Je voulais vieillir près de lui et si pour ça il fallait que chaque jour j’aille prier sur le port en attendant son retour, je le ferai.

Esteben se tenait près de moi, silencieux, et comme s’il avait lu dans mes pensées, il fit ce qu’il faisait à chaque fois qu’il se voulait rassurant, il se contenta de poser sa main droite sur mon épaule. Une main légère comme un oiseau.