Une journée particulière ? Certes, abondance de biens ne nuit pas… Cependant, bien qu’invité aux quatre coins de la commune, il me reste seulement des bribes de souvenirs dont je me remémore avec délectation.
Je peux, si cela vous chante, raconter une de ces journées. Au fond, elles se ressemblent toutes. Seul, changeait l’itinéraire avec point de départ, tel ou tel village. La destination était toujours la même. Une fois, la fête terminée, on me ramenait en mon logis, à quelques pas d’où s’était retiré mon hôte du jour.
Non, ne croyez pas que j’étais plus ou moins pompette : ce n’est pas du tout le style de la profession. Même pas droit à un gobelet d’eau bénite, juste quelques gouttes lors de l’aspersion. Voyez-vous, la réputation de gais lurons n’est pas notre caractéristique essentielle. Aujourd’hui au rancart, mon grand regret, c’est de ne pas avoir pu confronter quelques anecdotes savoureuses avec les collègues des communes voisines.
Mais, revenons à nos moutons. Moutons ? Oui, une certaine ressemblance avec le troupeau du Panurge : mes hôtes, tous sans exception, me demandaient de les conduire au même endroit. J’ai toujours pensé que cette prédilection n’était pas sans rapport avec le plaisir de la conversation entre voisines et voisins, ceci d’autant qu’à compter de ce jour, elles et ils avaient tout leur temps pour converser …
Généralement, la festivité à laquelle j’étais convié se déroulait en semaine, le matin, ni trop tôt, ni trop tard afin de ne point faire attendre le fricot. Selon les échos des discussions entendues pendant le trajet, le repas suivant la cérémonie valait un repas de batteuse ou de fête du cochon. Dame ! On devait soigner la réputation de la famille.
Quelques préliminaires m’informaient à l’avance d’un prochain recours à mes services. Revêtu d’un surplis blanc, coiffé de sa barrette, entouré de deux galapiats, pour l’occasion habillés de rouge et blanc, l’un des deux agitant de temps à autre une clochette, le futur maître de cérémonie, allait porter le Bon Dieu à qui de droit.
La suite était réglée comme du papier à musique. Bien harnaché, le Marquis au poil bien lustré, accompagné du Léon, me prenait en charge ; on grimpait à l’atelier de Marius pour y récupérer un élément essentiel pour la cérémonie. Celui-ci était emmené dans la maison de mon hôte, puis il m’était à nouveau confié, transitant en silence au milieu d’une haie de personnes adoptant des mines de circonstance.
J’attendais la bonne volonté du Marquis, ou plus précisément l’ordonnancement du cortège. A l’avant, selon le cas, un ou une amie, voisin ou voisine de mon hôte placé en tête, tenait bien droite la croix et son long manche de bois. Venait ensuite le maître de cérémonie et ses deux enfants de cœur, puis le drap mortel porté par quatre hommes ou femmes, suivi du Marquis et moi-même liés ce jour dans un œuvre commune. J’étais chargé du transport de l’hôte du jour à sa dernière demeure, évitant ornières ou nids de poules contraires à son confort.
Derrière moi, je distinguais le niveau de parenté selon que le voile noir recouvrait visage ou chevelure de la gent féminine. Côté masculin, la discrétion était de rigueur : crêpe noir au revers de la veste ou du manteau selon la saison. Suivaient ensuite la file plus ou moins longue de la parentèle plus ou moins éloignée et généralement une personne par foyer de la commune, voire des communes environnantes.
Pour le Marquis et moi-même, il y avait l’entracte pendant la cérémonie. Etait-ce l’exiguïté des lieux saints qui obligeait un certain nombre d’hommes à attendre patiemment la sortie pour l’ultime trajet ? Les cloches prévenaient les clients du café proche, occasionnels ou réguliers, du moment opportun où ils devraient basculer leur verre de rouge, rosé ou blanc selon les goûts. Et le cortège s’organisait une dernière fois. Le Marquis pouvait ensuite me conduire à mon logis jusqu’au prochain enterrement.
Vu qu’il n’a pas démérité, le Marquis, s’il existe un paradis pour les chevaux habilités à tracter les corbillards, y figure certainement en bonne place. Quant à moi, à l’abri sous le préau de l’ancienne école, j’attends patiemment la prochaine cérémonie … Non … Je sais que c’en est fini pour moi.