A - Errements

Enfin est revenu le temps des saisons : nous sommes en hiver, il y a de la neige à foison. Peut-être bien qu’il a raison l’autre, là-bas aux Amériques qui dit qu’en quelque sorte, le réchauffement de la planète, c’est de la foutaise …

Moi qui vous parle -  je ne suis pas si vieux ! - je me rappelle de ce temps où l’épaisseur de neige et le grand froid nous interdisaient   d’aller à l’école. Ça a duré quinze jours … quinze jours de glissades et de bonhommes de neige. Oui, c’était chouette, j’avais dix ans !

Et aujourd’hui ? Beaucoup plus …  Combien ? Je ne sais plus …

D’ailleurs, qu’est-ce que je fous là ? Il n’y a même pas de chemin ! Elle est où la boulangerie où ma femme m’a envoyé chercher du pain ?

- Monsieur, Monsieur,  où c’est que je dois aller ?

- Mais, Baptiste, qu’est-ce qui te prend de m’appeler Monsieur ?  Où c’est que t’es parti ?  Ça serait pas des fois que t’es en train de déménager ?  Ou c’est l’araignée dans le plafond qui vient de se déplacer ?

- Non ! Quand il y a de la neige, les araignées se mettent à l’ombre …

- Mais Baptiste, il y a pas de neige. On est au mois de mai !

- En avril, ne te découvre pas d’un fil, au mois de mai, fais ce qui te plaît. Et la neige, ça lui plaît de tomber.  C’est comme en 56, vous vous rappelez, Monsieur ?

- Tu m’agaces, Baptiste avec tes « Monsieur ». Tu le sais bien, moi c’est Albert !

- Ah oui, Albert, celui qui aime le camembert …  Au fait, vous pourriez pas me ramener à la maison ?

- T’as raison : je vais te ramener à la maison de retraite qu’ils doivent se demander où t’es passé …

- Je connais personne à la maison de retraite. Je suis trop jeune. L’autre jour, avec Marcel, Simone et Michel, on s’amusait dans la neige. Même qu’il y  avait Marie-Claire …

- Oui, ta sœur qui a deux ans de plus que toi. Tu as des nouvelles ?

- Non, elle ne nous parle plus. On n’est sans doute pas assez bien pour elle. Vous pensez, Monsieur, c’est une Parisienne.

- Ah, alors, t’as pas tout perdu si tu te rappelles de ta sœur qui ne te parle plus.  Allez, viens ! C’est bientôt l’heure de la soupe à la maison de retraite.

- Oui, mais où c’est que j’ai mis ma serviette. Qu’elles me disent toujours « Baptiste, prenez votre serviette pour essuyer votre moustache » …

- Dites, Monsieur …

- Pas Monsieur : Albert !

- Oui, Monsieur Albert … Vous ne croyez pas que je perds un peu la tête. Tout à l’heure, je voyais plein de neige et vous me dites qu’on est au mois de mai ? Tè ! Il vaudrait mieux que le Bon Dieu m’emmène … Je sers à quoi ? A me perdre et raconter qu’il y a de la neige, à appeler  mon cousin Monsieur …

- Pleure pas, Baptiste … Ton heure n’est pas encore venue. C’est pas parce que tu déménages un peu que t’es foutu. T’en mangeras encore du petit salé !

- Oui, avec de la mique, c’est bien bon !

- Allez, Baptiste, je te laisse. Mélanie, elle va t’emmener à table.

- Elle est gentille, Mélanie ! Au revoir Monsieur. Non, Albert …

Ainsi se termine pour ce jour les errements de Baptiste.  Avant  la dernière demeure, celle d’où on ne revient pas. Là où il y a peut-être des grandes étendues de neige, des journées gavées de soleil, des fraises et des cerises à s’en faire péter la panse. Combien de temps devra - t-il  encore marcher avant d'y être ?