Trente ans

Je vous écris de cette chambre devenue bureau depuis que ma cadette n’y vit plus.
Ce soir je suis seule à la maison, comme bien souvent. Mon conjoint est reparti travailler, comme souvent, un problème à régler, en plus de celui d’hier et celui d’avant-hier, et avant celui de demain et des jours suivants.
Aujourd’hui ma cadette a eu trente ans. C’est à peine croyable, mais ce soir à 20h 40 précises, elle a eu trente ans. On se souvient tous de ses trente ans non ? Moi je m’en souviens très bien, je vivais en Charente depuis trois ans. Je ne m’y plaisais pas et regrettais la vie de Nice où j’avais vécu auparavant. J’avais déjà deux jolies petites filles. Mais on pense tous que nos enfants sont uniques au monde, les plus beaux, et les plus merveilleux non ?
Il y avait ma grande, ma princesse de quatre ans, mon amour au cheveux châtains et aux yeux verts, mon espiègle petite fille, croquant la vie à pleine dent, le sourire toujours aux lèvres et toujours prête à monter sur la table pour pousser la chansonnette.
Et puis il y avait mon petit cadeau du ciel, un an, blonde aux cheveux bouclés et aux immenses yeux bleus. Je dis un cadeau du ciel car si j’avais écouté les médecins, mon conjoint, ma maman, ma sœur et le reste de la famille, ma princesse serait restée enfant unique. Il parait que j’étais inconsciente, que je risquais à nouveau ma vie pour cette lubie : avoir un second enfant. Je ne suis ni courageuse ni tétue, je voulais juste avoir un autre enfant, c’était viscéral, j’étais née pour être mère et pour donner le meilleur de moi-même dans cette tâche difficile d’élever, non pas d’élever, mais de donner de l’amour à un enfant. Pour moi il n’y avait aucun autre choix possible : avoir un autre enfant à aimer.
J’ai fait taire les statistiques, non seulement j’ai eu cette enfant et j’en suis sortie vivante mais en plus, j’ai réitéré l’expérience cinq ans plus tard, toujours sous les critiques de ceux qui m’aimaient er refusaient de me voir risquer une nouvelle fois ma vie.  ( Aujourd’hui que ma fille aînée est mère, je pense à ma maman, à ma sœur, à mon conjoint qui ont eu si peur pour moi et je comprends, je comprends enfin leur choix à eux, j’aurais réagi exactement de la même manière avec ma fille ). Ainsi un petit bonhomme est venu compléter la famille.
Mais je m’égare et ma lettre va finir par devenir un long fleuve tranquille qui vous incitera à débarquer avant la fin de la lecture !

Je me souviens de mes trente ans. J’avais les cheveux longs tirés en arrière en queue de cheval, des créoles à mes oreilles, un pull rose fuchsia et un short marron. Des talons plats (je n’ai jamais porté de talons). Je ne me maquillais pas, je m’habillais simplement, j’étais discrète, introvertie, solitaire et si peu sûre de moi.
L’an prochain j’aurai le double de cet âge et je n’ai guère changé, ou si, en pire : je ne me maquille toujours pas, je coupe moi-même mes cheveux, mes vêtements ont des lustres et je ne porte plus de boucles d’oreille. Je suis toujours discrète, de plus en plus solitaire et pour la confiance en soi, j’ai renoncé depuis longtemps.
Halala ! Je m’égare encore !

Ma fille cadette a trente ans, notre vie à deux n’a pas été un long fleuve tranquille, bien au contraire, entre gros soucis de santé, hospitalisations à répétition, crise d’enfance, de préadolescence, d’adolescence, de post adolescence et j’en passe, nous nous sommes bagarrés, aimés, désaimés, énervés, engueulés, insultés parfois. Nous avons pleuré, ensemble ou séparément, nous avons regretté, nous avons essayé de nous comprendre en vain, nous avons lutté pour ne pas nous en vouloir.
Il m’a fallu de la patience et finalement de l’amour, un amour incommensurable pour ne pas abandonner et continuer, millimètre par millimètre, à faire pousser ses ailes pour que le moment venu elle s’envole.
C’est souvent dans la difficulté que l’on prend conscience de la force que l’on a. Et il faut une force inouïe pour continuer à aimer envers et contre tout jusqu’au bout du tunnel, jusqu’à la lumière !
Ce soir ma cadette vient d’avoir trente ans à son tour. Ses ailes sont déployées et ce qu’elle me donne à voir de l’adulte qu’elle est devenue est pour moi la preuve que pour grandir, un enfant a besoin de repères, de force, et d’amour, de beaucoup d’amour.

Demain elle rentre en studio pour enregistrer une maquette alors ce ne sera pas une photo que je glisserai dans cette lettre mais l’enregistrement d’une chanson lors d’un concert privé. Une chanson que j’ai écrite pour elle. Nous avons traversé des tempêtes ensemble, moi seule pouvait écrire ces paroles pour elle, elle seule pouvait les chanter. J'ai les larmes qui coulent le long de mes joues en écrivant ces derniers mots: je l'aime tant et elle me le rend au centuple.
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