Départ, l’autre côté du miroir
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Départ, l’autre côté du miroir
En écho au texte Départ déjà publié
Ouais ! on m’a nommé responsable des archives de ma boîte, à 32 ans. J’ai atteint le sommet, mes années d’études ont enfin payé. Je gère tous les documents, toutes les informations marketing de la maison et tous les projets passent par mes mains. En plus, j’ai mis en place un nouveau système de classement, ce qui m’a valu les compliments de la direction à la dernière assemblée générale. On l’a rentabilisé en trois mois ! Plus rien ne s’égare. Le big boss m’a félicité en personne. Niqué le Thomas-HEC qui me prenait de haut et voulait se placer, yesss. Avec la prime, j’ai commandé la Panamera de mes rêves. La belle Delphine va en tomber à la renverse sur mes sièges en cuir pleine peau. Re-yesss !
Maintenant j’ai 35 ans, j’en suis revenu. Le Thomas a rayé le parquet et ébouriffé toutes les moquettes du dernier étage, il est devenu vice-machin et a gagné Delphine. Moi, j’ai stagné aux archives, je pensais atteindre un sommet, c’est plutôt un plafond. De toute façon, les produits de la grosse multinationale pour laquelle je travaille n’ont pas besoin d’archives, ils changent de packaging ou de recipe (prononcer riçaipi) dès qu’un concurrent propose quelque chose de différent, pourquoi garder des traces des versions antérieures ? La Panamera aussi, j’en suis revenu. Une belle voiture attire les convoitises et surtout les rayures le long de la carrosserie. Après deux réparations, j’ai revendu la Porsche, j’ai même fait une bonne affaire. Franchement, je ne vois plus trop de sens à cette vie. Bistrots gastro, fitness de luxe, vacances ailleurs, copines interchangeables, bof. J’en suis lassé.
A la foire d’automne, j’ai retrouvé Jean-Pierre, on était scouts ensemble. On a parlé de nos vies, j’avais presque honte de mon train-train de bobo pété de thunes face à ce qu’il fait. Avec sa compagne, il gère un centre d’accueil pour migrants et SDF, il travaille sans trêve et en parle sans cesse et sans cesser de sourire. C’est la galère, mais quand un événement positif arrive, tous sont heureux pour celui ou celle qui en bénéficie. J’y suis allé plusieurs fois, au début je n’osais pas, je me tenais à l’écart, tout gauche. Maintenant, on m’y accueille avec le sourire. Je traduis et j’aide pour les dossiers administratifs, j’écoute et j’apprends beaucoup. Ce n’est pas l’avoir qui compte, c’est l’être, surtout être avec les autres et les écouter dans leur histoire de vie, sans juger.
On a monté un projet d’activités manuelles, j’y ai investi (sans aucune chance de le revoir et c’est tant mieux) le fric gagné avec la revente de la Porsche. On a installé un atelier multi-outils, mécanique et menuiserie, on y répare aussi des vélos. Au début, on a bossé surtout sur les appareils du centre qui avaient besoin d’une réparation, mais de plus en plus, des gens du quartier sont venus avec leurs cafetières grippées, leurs tiroirs cassés ou leur scooter qui tousse. On a installé une buvette aussi. En attendant le dégrippage de la cafetière, on boit un thé, c’est table ouverte, une seule grande table où chacun s’assoit. Souvent, une mamie nous apporte un gâteau, ça délie les langues, ça ouvre la parole et allume des sourires. En échange, un des pensionnaires fait les courses ou le ménage de la dame. Elles se sont donné le mot, presque chaque jour, un autre gâteau apparaît.
J’y vais de plus en plus souvent. En rigolant, Jipi m’a même mis un crochet à disposition pour ma veste, avec une étiquette, comme à l’école. Il m’a passé aussi pas mal de bouquins. J’ai l’impression de mûrir, de progresser en tant qu’être humain. Le soir, souvent, je passe dans un bar pour ne pas rentrer tout con dans mon super-appartement sans chaleur. Y’a des gars qui jouent aux fléchettes, je les regarde et je sirote un gin-tonic. Ensuite, je rentre.
Je viens de fêter mes 37 ans. J’ai déménagé il y a un an, réduit mon train de vie. Je bosse toujours aux archives. Sans le vouloir, mon système de classement a fait un tabac. La boîte l’a breveté et le vend à prix d’or. On a trouvé un accord : ils me foutent une paix royale, je fais ce que je veux, et eux gardent les royalties, qui représentent quelques décennies de mon salaire. Jipi m’a présenté Claude, un de ses copains, il est moine chartreux. Il devait venir se faire soigner au CHU, je l’ai hébergé, j’habite à côté. On a bien discuté tous les deux. Sa sérénité et sa paix intérieure m’ont impressionné. Il lutte quand même contre un cancer du pancréas stade 4. Il n’a aucune peur de la vie ou de la mort. Il prend les événements comme ils viennent. C’est parfois déconcertant. Il a des réactions d’enfant souvent. Il rit pour un rien. Il vit vraiment l’instant présent. Je l’envie. J’ai renoué avec la prière aussi. Pas avec le tralala et les formules toutes prêtes de la religion, mais avec cette force qui vient de la multitude de ceux qui prient ensemble, qui donnent au monde une poussée d’énergie positive.
Claude est retourné dans son monastère pour ses derniers jours. Je l’y ai accompagné, je suis parti à la sauvette, sans prévenir personne. J’y suis resté jusqu’au bout, deux mois. Ils m’ont accueilli, sans me poser de questions et m’ont laissé libre. J’ai partagé leur vie, au jour le jour. Claude est mort. Mais il est encore là. Après ces deux mois intenses, je suis redescendu de la montagne et j’ai repris ma petite vie de responsable des archives, le temps de mettre toutes mes affaires en ordre, de me libérer de mes possessions et de mes chaînes. Fringues, meubles, télé, ordi, j’ai tout donné à Jipi pour le centre. Sans même m’en rendre compte, j’ai pris le pli de la vie là-haut. Le silence partagé, le travail au service de la communauté, mais chacun dans sa cellule. Le père prieur m’a proposé une période probatoire. Au fond de moi, je sais que c’est là que sera ma vie.
Ouais ! on m’a nommé responsable des archives de ma boîte, à 32 ans. J’ai atteint le sommet, mes années d’études ont enfin payé. Je gère tous les documents, toutes les informations marketing de la maison et tous les projets passent par mes mains. En plus, j’ai mis en place un nouveau système de classement, ce qui m’a valu les compliments de la direction à la dernière assemblée générale. On l’a rentabilisé en trois mois ! Plus rien ne s’égare. Le big boss m’a félicité en personne. Niqué le Thomas-HEC qui me prenait de haut et voulait se placer, yesss. Avec la prime, j’ai commandé la Panamera de mes rêves. La belle Delphine va en tomber à la renverse sur mes sièges en cuir pleine peau. Re-yesss !
Maintenant j’ai 35 ans, j’en suis revenu. Le Thomas a rayé le parquet et ébouriffé toutes les moquettes du dernier étage, il est devenu vice-machin et a gagné Delphine. Moi, j’ai stagné aux archives, je pensais atteindre un sommet, c’est plutôt un plafond. De toute façon, les produits de la grosse multinationale pour laquelle je travaille n’ont pas besoin d’archives, ils changent de packaging ou de recipe (prononcer riçaipi) dès qu’un concurrent propose quelque chose de différent, pourquoi garder des traces des versions antérieures ? La Panamera aussi, j’en suis revenu. Une belle voiture attire les convoitises et surtout les rayures le long de la carrosserie. Après deux réparations, j’ai revendu la Porsche, j’ai même fait une bonne affaire. Franchement, je ne vois plus trop de sens à cette vie. Bistrots gastro, fitness de luxe, vacances ailleurs, copines interchangeables, bof. J’en suis lassé.
A la foire d’automne, j’ai retrouvé Jean-Pierre, on était scouts ensemble. On a parlé de nos vies, j’avais presque honte de mon train-train de bobo pété de thunes face à ce qu’il fait. Avec sa compagne, il gère un centre d’accueil pour migrants et SDF, il travaille sans trêve et en parle sans cesse et sans cesser de sourire. C’est la galère, mais quand un événement positif arrive, tous sont heureux pour celui ou celle qui en bénéficie. J’y suis allé plusieurs fois, au début je n’osais pas, je me tenais à l’écart, tout gauche. Maintenant, on m’y accueille avec le sourire. Je traduis et j’aide pour les dossiers administratifs, j’écoute et j’apprends beaucoup. Ce n’est pas l’avoir qui compte, c’est l’être, surtout être avec les autres et les écouter dans leur histoire de vie, sans juger.
On a monté un projet d’activités manuelles, j’y ai investi (sans aucune chance de le revoir et c’est tant mieux) le fric gagné avec la revente de la Porsche. On a installé un atelier multi-outils, mécanique et menuiserie, on y répare aussi des vélos. Au début, on a bossé surtout sur les appareils du centre qui avaient besoin d’une réparation, mais de plus en plus, des gens du quartier sont venus avec leurs cafetières grippées, leurs tiroirs cassés ou leur scooter qui tousse. On a installé une buvette aussi. En attendant le dégrippage de la cafetière, on boit un thé, c’est table ouverte, une seule grande table où chacun s’assoit. Souvent, une mamie nous apporte un gâteau, ça délie les langues, ça ouvre la parole et allume des sourires. En échange, un des pensionnaires fait les courses ou le ménage de la dame. Elles se sont donné le mot, presque chaque jour, un autre gâteau apparaît.
J’y vais de plus en plus souvent. En rigolant, Jipi m’a même mis un crochet à disposition pour ma veste, avec une étiquette, comme à l’école. Il m’a passé aussi pas mal de bouquins. J’ai l’impression de mûrir, de progresser en tant qu’être humain. Le soir, souvent, je passe dans un bar pour ne pas rentrer tout con dans mon super-appartement sans chaleur. Y’a des gars qui jouent aux fléchettes, je les regarde et je sirote un gin-tonic. Ensuite, je rentre.
Je viens de fêter mes 37 ans. J’ai déménagé il y a un an, réduit mon train de vie. Je bosse toujours aux archives. Sans le vouloir, mon système de classement a fait un tabac. La boîte l’a breveté et le vend à prix d’or. On a trouvé un accord : ils me foutent une paix royale, je fais ce que je veux, et eux gardent les royalties, qui représentent quelques décennies de mon salaire. Jipi m’a présenté Claude, un de ses copains, il est moine chartreux. Il devait venir se faire soigner au CHU, je l’ai hébergé, j’habite à côté. On a bien discuté tous les deux. Sa sérénité et sa paix intérieure m’ont impressionné. Il lutte quand même contre un cancer du pancréas stade 4. Il n’a aucune peur de la vie ou de la mort. Il prend les événements comme ils viennent. C’est parfois déconcertant. Il a des réactions d’enfant souvent. Il rit pour un rien. Il vit vraiment l’instant présent. Je l’envie. J’ai renoué avec la prière aussi. Pas avec le tralala et les formules toutes prêtes de la religion, mais avec cette force qui vient de la multitude de ceux qui prient ensemble, qui donnent au monde une poussée d’énergie positive.
Claude est retourné dans son monastère pour ses derniers jours. Je l’y ai accompagné, je suis parti à la sauvette, sans prévenir personne. J’y suis resté jusqu’au bout, deux mois. Ils m’ont accueilli, sans me poser de questions et m’ont laissé libre. J’ai partagé leur vie, au jour le jour. Claude est mort. Mais il est encore là. Après ces deux mois intenses, je suis redescendu de la montagne et j’ai repris ma petite vie de responsable des archives, le temps de mettre toutes mes affaires en ordre, de me libérer de mes possessions et de mes chaînes. Fringues, meubles, télé, ordi, j’ai tout donné à Jipi pour le centre. Sans même m’en rendre compte, j’ai pris le pli de la vie là-haut. Le silence partagé, le travail au service de la communauté, mais chacun dans sa cellule. Le père prieur m’a proposé une période probatoire. Au fond de moi, je sais que c’est là que sera ma vie.
Dernière édition par Daboum le Mar 3 Nov 2020 - 19:15, édité 1 fois
Daboum- Humeur : jusqu'ici, ça va
Re: Départ, l’autre côté du miroir
Une Panamera ! Putain, la classe !
L'histoire est intéressante. On assiste à une évolution du « faire/choisir » grâce à des opportunités de rencontres, en particulier un moine que l'on admire parce qu'il est serein et en paix avec son cancer. Ensuite un séjour au monastère et voilà la découverte de la panacée.
Est-ce que tout cela va suffire pour que le père prieur le fasse entrer dans l'ordre des Chartreux ou est-ce qu'il faudra qu'il retourne dans le désordre ?
Va falloir qu'il fasse, Matines, Laudes, Prime, Tierce, Sexte, None, Vêpres, Complies et tout le tuttim, ça va pas être simple. Mais bon s'il prend goût à la liqueur en question, et pour le peu qu'il croise une jolie moniale… ça pourrait le faire !
À suivre…
L'histoire est intéressante. On assiste à une évolution du « faire/choisir » grâce à des opportunités de rencontres, en particulier un moine que l'on admire parce qu'il est serein et en paix avec son cancer. Ensuite un séjour au monastère et voilà la découverte de la panacée.
Est-ce que tout cela va suffire pour que le père prieur le fasse entrer dans l'ordre des Chartreux ou est-ce qu'il faudra qu'il retourne dans le désordre ?
Va falloir qu'il fasse, Matines, Laudes, Prime, Tierce, Sexte, None, Vêpres, Complies et tout le tuttim, ça va pas être simple. Mais bon s'il prend goût à la liqueur en question, et pour le peu qu'il croise une jolie moniale… ça pourrait le faire !
À suivre…
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"Écrire, c'est brûler vif, mais aussi renaître de ses cendres. "
Blaise Cendrars
ICI : Le Blog d'AlainX
alainx- Humeur : ça va ! et vous ?
Re: Départ, l’autre côté du miroir
Ce que je retiens surtout de ton texte c'est le mot sérénité que l'on cite souvent en parlant de la vie des moines.
J'espère vraiment qu'ils peuvent la ressentir c'est tellement important.
Je suppose que c'est pcq je deviens vraiment vieille, mais Daboum j'aimerais que tu aeres un peu ton texte bien écrit, vraiment.
Quand on le lit, on perd le souffle, tu ne vas pas assez souvent à la ligne
J'espère vraiment qu'ils peuvent la ressentir c'est tellement important.
Je suppose que c'est pcq je deviens vraiment vieille, mais Daboum j'aimerais que tu aeres un peu ton texte bien écrit, vraiment.
Quand on le lit, on perd le souffle, tu ne vas pas assez souvent à la ligne
Zephyrine- Humeur : Parfois bizarre
Re: Départ, l’autre côté du miroir
@AlainX: Noire métallisée la Panamera, avec sièges en cuir rouge et toit ouvrant. Et t'as oublié le cilice, la discipline, la renonciation à la viande et les mortifications de la chair... Moi aussi, le gars je le vois bien parti pour se ratatiner dans son monastère, il ferait mieux de cogérer l'atelier avec Jipi.
@Zéph': j'ai aéré ce que j'ai pu, mais ce texte ne s'y prête pas des masses.
@Zéph': j'ai aéré ce que j'ai pu, mais ce texte ne s'y prête pas des masses.
Daboum- Humeur : jusqu'ici, ça va
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