A- Balade entre réalité et fiction
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Zephyrine
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A- Balade entre réalité et fiction
Louisette sort marcher très tôt. C’est nouveau pour elle. Elle est plutôt nocturne. Mais il s’opère en elle un besoin de dépaysement, impossible à satisfaire par un petit voyage spontané hors de la mégapole parce que maintenant on ne voyage plus. Il est même recommandé de ne plus prendre les transports publics : il parait que le virus s’en sert pour aller d’un point à un autre. Elle décide de se diriger vers la rivière. Deux bons kilomètres dans une brume épaisse qui assourdit encore plus le peu de circulation à cette heure d’avant l’aube. En arrivant sur la place du marché de Watney où les primeurs n’ont pas encore commencé de monter leurs tréteaux et d’ériger leurs toiles, elle décide d’acheter un thé vert pour mettre dans son thermo. Elle a repéré un café pas trop branché à son dernier passage.
Mario s’affaire à préparer des sandwichs. A part quelques promeneurs matinaux il n’y a pas encore beaucoup de passage. C’est vrai qu’il y a beaucoup moins de monde ces derniers mois mais ça tourne encore suffisamment pour justifier de rester ouvert pour les ‘ventes à emporter’. Tables et chaises sont empilées dans un coin de la salle et enrubannées d’une bande plastique fluo rouge et blanche. Mario n’intervient jamais si quelqu’un rentre sans être masqué, il est sûr que de ne jamais attraper la bestiole qui envahit les écrans de télé, les journaux et les réseaux sociaux. Mais il s’en fout, il n’a pas le temps. Le bébé de cinq mois le tient bien occupé quand il rentre le soir et que sa femme doit mettre les jumeaux au lit. A cinq ans et espiègles comme c’est pas possible, ça prend toujours plus de temps que prévu. Et puis son père qui vit avec eux depuis son veuvage voudra sans doute faire une partie de carte.
- Bonjour Monsieur, que puis-je faire pour vous ?
-Salut Mario. Un cappuccino s’il te plait. Et si tu pouvais m’envelopper un panini au thon et mayonnaise et deux paquets de chips aux oignons.
-Merci. Allez à plus.
Steve presse le pas puis se ravise. Tant pis s’il arrive en retard pour ouvrir la bibliothèque. De toute manière presque plus personne n’y passe depuis qu’il est interdit de se servir des ordinateurs, que si on peut encore scanner des documents on n’a plus le droit non plus d’imprimer. Théoriquement il devrait être en quarantaine vu que deux collègues sont en arrêt depuis que des membres de leurs familles ont testé positifs et qu’ils ont des symptômes mais la direction leur a assuré qu’ils ne craignent absolument rien s’ils respectent la distanciation sociale et porte le masque pour la durée de leur service. Ceux qui sont malades n’ont pu l’attraper qu’à l’extérieur. Steve espère qu’il ne sera pas de ceux que l’on va licencier bientôt parce qu’on leur a annoncé les réductions horaires pour chaque bibliothèque de l’arrondissement et bien qu’il y a un exercice de consultation auprès du publique, il parait bien que les décisions soient déjà prise ‘en haut’.
- Marianne !? comment vas-tu ? Dis donc, ça fait une paye. Je pensais justement à toi l’autre jour. Encore pas à la retraite ?
- Non, pas vraiment. Encore deux ans à tirer ! Je n’ai que 64 ans qu’ils disent. Dis le à mes articulations. Si je pouvais j’arrêterais maintenant, mais je dois filer sinon je vais rater mon train et les rames sont plus espacées maintenant. Et le plus tôt j’arrive au boulot, le plus vite je peux en partir. Mais appelle-moi au printemps. D’ici là on pourra peut-être prendre un café ensemble.
Marianne s’engouffre dans la station de Shadwell. Elle ne manque jamais de jeter un coup d’œil sur les plantes en pots qui longent le mur extérieur. C’est plutôt rare à Londres des employés du métro qui font du jardinage urbain. Ses talons résonnent sur les marches en ciment et alors qu’elle tourne l’angle en bas des escaliers pour se diriger vers l’escalator, un individu pressé la bouscule au passage. Et sans le masque ! Non mais vraiment ?! Il y a vraiment des gens très, très égoïstes !
Desmond s’appuie contre la balustrade un moment, histoire de reprendre son souffle. Décidemment il ne se fera jamais au métro et à chaque fois c’est la panique qui le terrasse. Il a toujours eu peur des endroits sans fenêtre. Tout petit en Jamaïque sa tante l’enfermait parfois dans le poulailler pendant des heures et même s’il y suintait des raies de lumière, souvent elle le laissait longtemps passé la nuit tombée. Quand enfin sa mère a pu le faire venir par bateau il a cru que ce serait la fin de tous ses cauchemars mais il avait vite déchanté. Mais bon la vie faut faire avec. Et il fait encore avec. Balayer les rues n’est pas le pire boulot. Il a connu plus dégueulasse. Les écouteurs bien calés dans chaque oreille, il commence à se dandiner en rythme en prenant la direction du marché. Dommage que ce soit si loin d’où il habite et qu’il n’y ait pas d’autre option que le métro. Desmond avait l’habitude de cracher en passant la statue de l’esclavagiste Robert Mulligan mais depuis l’été dernier même le socle a été retiré. Peut-être un jour y trouvera-t-on un Tutu en bronze. Un autre Desmond. Yeah man ! Et il part d’un grand fou rire.
Un jogger se retourne vers le rire. Brièvement. Un sourire effleure un instant ses lèvres vite repliées sur un souffle volontairement expirateur avec les joues un peu gonflées. Juste au cas où le marathon ne soit pas encore annulé cette année Justin tient à maintenir le rythme acquis en début 2020. Il court bien sûr pour la forme mais aussi et surtout pour récolter des fonds pour la recherche sur la mucoviscidose dont souffre son meilleur ami d’enfance qui de plus en plus souvent doit faire des séjours à l’hosto. Un souffle pour un autre. Allez, une pointe de sprint avant les escaliers qui descendent vers le chemin de halage puis direction le café au milieu du parc où il a rendez-vous avec sa copine de deux mois pour un petit déjeuner en tête à tête sur leur banc préféré. Ah vivement que le café puisse à nouveau avoir des places assises… et au chaud !! Mais qu’est-ce que c’est que ce foutoir. Non, mais ça va pas non ? Y’a d’la place pour tout l’monde.
Andy fonce vers le pont à grand renfort de sonnette. Ils peuvent pas se ranger plus vite sur le coté ces enfoirés de piétons ! Pourvu que la pétition pour faire du chemin de halage une piste cycliste, au moins aux heures de pointe, soit considérée favorablement par le conseil général de l’arrondissement ! et vivement que les voitures soient bannies entièrement des routes, qu’avec son club, ils ont désignés comme des accès rapides à la City. On est écolo où on ne l’est pas ! Pourvu aussi que sa demande de monter en grade soit prise au sérieux par la direction de la banque. Quelques milliers de livres de plus seraient pas mal pour lui assurer de participer au Sydney-Melbourne confortablement. Tiens, elle est là aujourd’hui, la Mouette ?
Leila chantonne. Leila ronronne. Leila rit. Leila fredonne la comptine que lui chantait sa grand-mère avant de s’endormir. Un reste de nuit s’accroche encore dans ses cheveux de plus en plus gris, de plus en plus long, de plus en plus feutrés. Sa doudoune en duvet est luisante de crasse aux manches. De sa poche elle extirpe un sac en papier dont elle sort quelques tranches de pains. Hop un morceau pour toi le canard. Et un pour toi, madame poule d’eau. Fiche le camp vilain cygne ! Arrête de donner des coups de tête dans la mêlée. Puisque c’est comme ça tu n’auras rien. Sur l’autre rive un cormoran perché sur une souche ouvre ses ailes au premier rayon de soleil et les garde ouvertes, longtemps, longtemps. Longtemps elle le regarde jusqu’à ce que ses yeux se brouillent sur une mémoire insondable. A petits pas saccadés elle rejoint l’arrêt de bus en haut des marches. Le bus 26 jusqu’à Waterloo pour aller faire la manche même si ces derniers mois ça rapporte plus grand-chose.
Pat la salue, hyper jovial, comme il salue personnellement chacun des passagers. Tout le monde connait Pat sur la route du 26 et l’espère au volant quand ils voient se profiler le mastodonte rouge au loin. Consacré le conducteur de bus le plus heureux de Londres grâce aux recommandations des voyageurs, il revient de loin et il le sait et il n’a plus qu’un but dans la vie : répandre la joie. La drogue, la rue, le crime, tout ça définitivement derrière lui. Il a bien failli ne pas s’en sortir quand battu à coup de barres de fer par ceux qui le séquestrait dans un drug den il a cru voir sa dernière heure. Remonter la pente n’a pas été instantané mais avec l’aide des Narcotiques Anonymes il y est arrivé. Thanks God ! Freinage tout en douceur, il prend soin de bien s’aligner parallèle au trottoir. D’abord laisser sortir les plus pressés sans oublier leur ‘Have a very good day !’. Refermer les portes. Activer la plateforme pour fauteuil roulant. Rouvrir les portes. Et un grand. ‘Good bye Mr Wilson. Bien le bonjour à votre fille. A jeudi prochain !’
Mr Wilson ne s’est jamais remis de son opération à la hanche. Tout a vraiment foiré après cette fâcheuse septicémie qui l’a tenu entre la vie et la mort quelques semaines. Quelquefois il se dit que ça n’aurait pas été plus mal s’il ne s’en était pas sorti car depuis son veuvage tout est devenue fade. Enfin c’est sans compter avec ces visites hebdomadaires chez sa fille et ses petits enfants. Et depuis qu’il sait s’aligner sur l’emploi du temps de Pat, les jeudis au moins ont repris des couleurs. Heureusement que Pat n’a pas été emporté par l’épidémie quand tout au début six conducteurs des Transports Londoniens ont succombé en quelques semaines. Heureusement qu’on a isolé leurs cabines et condamné les sièges juste derrière, mais il reste le tanoï pour répandre la voix du bonheur. En passant devant l’épicerie Afghane qui vient juste de relever son store métallique Mr Wilson fait une liste mentale de ce qu’il prendra à son retour ce soir.
Assis en cercle à même les sacs de riz ou simplement accroupi sur leurs talons les employés du Fresh Bazaar déjeunent. Sur une caisse retournée sur le sol au centre un pot de un litre de yaourt grecque, de la coriandre odorante, quelques citrons en tranche ; ils plongent tour à tour un morceau de pain souple et plat dans la substance blanche que certains saupoudre de poivre et sel. Un grand thermo de thé fumant est passé à la ronde et chacun s’en verse dans un gobelet en polystyrène posé à même le sol. La journée va bientôt commencer et chacun s’affairera qui à la caisse, qui aux étalages, qui dans l’arrière boutique en s’inter changeant de temps en temps pour casser la routine. La brume s’est définitivement dispersée mais le soleil n’a pas duré et le gris du ciel annonce peut-être la neige.
Louisette choisit deux kakis bien mûrs. Sa main droite s’en va fouiller le fond de poche de sa parka rouge d’où elle remonte quelques pièces. Elle remet la plupart dans la poche pour ne garder qu’une pièce d’une livre qu’elle dépose sur le comptoir en leur faisant signe que ce n’est pas la peine de se lever pour elle. Dans moins de cinq minutes elle aura regagné son appart où elle se préparera un thé bien chaud après avoir enlevé ses deux grolles qui devaient ‘faire le Vercors’ en Juin dernier mais qui doivent se contenter de pavés et de bitume. Elle anticipe la chair orange fondant dans sa bouche quand elle aura découpé un des fruits avec son nouveau couteau bien tranchant. Demain est un autre jour.
----------
Voulant me départir de l’écriture déversoir, j’ai voulu m’essayer mi-marathon à un texte construit, comme un jeu de relai entre divers personnages qui se croisent, sans vraiment se connaître comme souvent quand on vit en ville. Mon but : que chaque paragraphe brosse en peu de phrases un caractère qui pourrait éventuellement se développer avec plus de détails.
Ce fut plus dur que je le pensais car plus de la moitié sont fictionnels, seulement imaginés à partir de mes observations du quotidien autour de moi. Bâtir un texte pour moi est encore un exercice difficile, il faut dire que je pratique pas souvent ce genre d’exercice. Mais qui sait pour le futur… surtout ces prochaines semaines de confinement.
En fait seulement 3 des personnages ont une réalité tangible : devinez-vous lesquels ?
Mario s’affaire à préparer des sandwichs. A part quelques promeneurs matinaux il n’y a pas encore beaucoup de passage. C’est vrai qu’il y a beaucoup moins de monde ces derniers mois mais ça tourne encore suffisamment pour justifier de rester ouvert pour les ‘ventes à emporter’. Tables et chaises sont empilées dans un coin de la salle et enrubannées d’une bande plastique fluo rouge et blanche. Mario n’intervient jamais si quelqu’un rentre sans être masqué, il est sûr que de ne jamais attraper la bestiole qui envahit les écrans de télé, les journaux et les réseaux sociaux. Mais il s’en fout, il n’a pas le temps. Le bébé de cinq mois le tient bien occupé quand il rentre le soir et que sa femme doit mettre les jumeaux au lit. A cinq ans et espiègles comme c’est pas possible, ça prend toujours plus de temps que prévu. Et puis son père qui vit avec eux depuis son veuvage voudra sans doute faire une partie de carte.
- Bonjour Monsieur, que puis-je faire pour vous ?
-Salut Mario. Un cappuccino s’il te plait. Et si tu pouvais m’envelopper un panini au thon et mayonnaise et deux paquets de chips aux oignons.
-Merci. Allez à plus.
Steve presse le pas puis se ravise. Tant pis s’il arrive en retard pour ouvrir la bibliothèque. De toute manière presque plus personne n’y passe depuis qu’il est interdit de se servir des ordinateurs, que si on peut encore scanner des documents on n’a plus le droit non plus d’imprimer. Théoriquement il devrait être en quarantaine vu que deux collègues sont en arrêt depuis que des membres de leurs familles ont testé positifs et qu’ils ont des symptômes mais la direction leur a assuré qu’ils ne craignent absolument rien s’ils respectent la distanciation sociale et porte le masque pour la durée de leur service. Ceux qui sont malades n’ont pu l’attraper qu’à l’extérieur. Steve espère qu’il ne sera pas de ceux que l’on va licencier bientôt parce qu’on leur a annoncé les réductions horaires pour chaque bibliothèque de l’arrondissement et bien qu’il y a un exercice de consultation auprès du publique, il parait bien que les décisions soient déjà prise ‘en haut’.
- Marianne !? comment vas-tu ? Dis donc, ça fait une paye. Je pensais justement à toi l’autre jour. Encore pas à la retraite ?
- Non, pas vraiment. Encore deux ans à tirer ! Je n’ai que 64 ans qu’ils disent. Dis le à mes articulations. Si je pouvais j’arrêterais maintenant, mais je dois filer sinon je vais rater mon train et les rames sont plus espacées maintenant. Et le plus tôt j’arrive au boulot, le plus vite je peux en partir. Mais appelle-moi au printemps. D’ici là on pourra peut-être prendre un café ensemble.
Marianne s’engouffre dans la station de Shadwell. Elle ne manque jamais de jeter un coup d’œil sur les plantes en pots qui longent le mur extérieur. C’est plutôt rare à Londres des employés du métro qui font du jardinage urbain. Ses talons résonnent sur les marches en ciment et alors qu’elle tourne l’angle en bas des escaliers pour se diriger vers l’escalator, un individu pressé la bouscule au passage. Et sans le masque ! Non mais vraiment ?! Il y a vraiment des gens très, très égoïstes !
Desmond s’appuie contre la balustrade un moment, histoire de reprendre son souffle. Décidemment il ne se fera jamais au métro et à chaque fois c’est la panique qui le terrasse. Il a toujours eu peur des endroits sans fenêtre. Tout petit en Jamaïque sa tante l’enfermait parfois dans le poulailler pendant des heures et même s’il y suintait des raies de lumière, souvent elle le laissait longtemps passé la nuit tombée. Quand enfin sa mère a pu le faire venir par bateau il a cru que ce serait la fin de tous ses cauchemars mais il avait vite déchanté. Mais bon la vie faut faire avec. Et il fait encore avec. Balayer les rues n’est pas le pire boulot. Il a connu plus dégueulasse. Les écouteurs bien calés dans chaque oreille, il commence à se dandiner en rythme en prenant la direction du marché. Dommage que ce soit si loin d’où il habite et qu’il n’y ait pas d’autre option que le métro. Desmond avait l’habitude de cracher en passant la statue de l’esclavagiste Robert Mulligan mais depuis l’été dernier même le socle a été retiré. Peut-être un jour y trouvera-t-on un Tutu en bronze. Un autre Desmond. Yeah man ! Et il part d’un grand fou rire.
Un jogger se retourne vers le rire. Brièvement. Un sourire effleure un instant ses lèvres vite repliées sur un souffle volontairement expirateur avec les joues un peu gonflées. Juste au cas où le marathon ne soit pas encore annulé cette année Justin tient à maintenir le rythme acquis en début 2020. Il court bien sûr pour la forme mais aussi et surtout pour récolter des fonds pour la recherche sur la mucoviscidose dont souffre son meilleur ami d’enfance qui de plus en plus souvent doit faire des séjours à l’hosto. Un souffle pour un autre. Allez, une pointe de sprint avant les escaliers qui descendent vers le chemin de halage puis direction le café au milieu du parc où il a rendez-vous avec sa copine de deux mois pour un petit déjeuner en tête à tête sur leur banc préféré. Ah vivement que le café puisse à nouveau avoir des places assises… et au chaud !! Mais qu’est-ce que c’est que ce foutoir. Non, mais ça va pas non ? Y’a d’la place pour tout l’monde.
Andy fonce vers le pont à grand renfort de sonnette. Ils peuvent pas se ranger plus vite sur le coté ces enfoirés de piétons ! Pourvu que la pétition pour faire du chemin de halage une piste cycliste, au moins aux heures de pointe, soit considérée favorablement par le conseil général de l’arrondissement ! et vivement que les voitures soient bannies entièrement des routes, qu’avec son club, ils ont désignés comme des accès rapides à la City. On est écolo où on ne l’est pas ! Pourvu aussi que sa demande de monter en grade soit prise au sérieux par la direction de la banque. Quelques milliers de livres de plus seraient pas mal pour lui assurer de participer au Sydney-Melbourne confortablement. Tiens, elle est là aujourd’hui, la Mouette ?
Leila chantonne. Leila ronronne. Leila rit. Leila fredonne la comptine que lui chantait sa grand-mère avant de s’endormir. Un reste de nuit s’accroche encore dans ses cheveux de plus en plus gris, de plus en plus long, de plus en plus feutrés. Sa doudoune en duvet est luisante de crasse aux manches. De sa poche elle extirpe un sac en papier dont elle sort quelques tranches de pains. Hop un morceau pour toi le canard. Et un pour toi, madame poule d’eau. Fiche le camp vilain cygne ! Arrête de donner des coups de tête dans la mêlée. Puisque c’est comme ça tu n’auras rien. Sur l’autre rive un cormoran perché sur une souche ouvre ses ailes au premier rayon de soleil et les garde ouvertes, longtemps, longtemps. Longtemps elle le regarde jusqu’à ce que ses yeux se brouillent sur une mémoire insondable. A petits pas saccadés elle rejoint l’arrêt de bus en haut des marches. Le bus 26 jusqu’à Waterloo pour aller faire la manche même si ces derniers mois ça rapporte plus grand-chose.
Pat la salue, hyper jovial, comme il salue personnellement chacun des passagers. Tout le monde connait Pat sur la route du 26 et l’espère au volant quand ils voient se profiler le mastodonte rouge au loin. Consacré le conducteur de bus le plus heureux de Londres grâce aux recommandations des voyageurs, il revient de loin et il le sait et il n’a plus qu’un but dans la vie : répandre la joie. La drogue, la rue, le crime, tout ça définitivement derrière lui. Il a bien failli ne pas s’en sortir quand battu à coup de barres de fer par ceux qui le séquestrait dans un drug den il a cru voir sa dernière heure. Remonter la pente n’a pas été instantané mais avec l’aide des Narcotiques Anonymes il y est arrivé. Thanks God ! Freinage tout en douceur, il prend soin de bien s’aligner parallèle au trottoir. D’abord laisser sortir les plus pressés sans oublier leur ‘Have a very good day !’. Refermer les portes. Activer la plateforme pour fauteuil roulant. Rouvrir les portes. Et un grand. ‘Good bye Mr Wilson. Bien le bonjour à votre fille. A jeudi prochain !’
Mr Wilson ne s’est jamais remis de son opération à la hanche. Tout a vraiment foiré après cette fâcheuse septicémie qui l’a tenu entre la vie et la mort quelques semaines. Quelquefois il se dit que ça n’aurait pas été plus mal s’il ne s’en était pas sorti car depuis son veuvage tout est devenue fade. Enfin c’est sans compter avec ces visites hebdomadaires chez sa fille et ses petits enfants. Et depuis qu’il sait s’aligner sur l’emploi du temps de Pat, les jeudis au moins ont repris des couleurs. Heureusement que Pat n’a pas été emporté par l’épidémie quand tout au début six conducteurs des Transports Londoniens ont succombé en quelques semaines. Heureusement qu’on a isolé leurs cabines et condamné les sièges juste derrière, mais il reste le tanoï pour répandre la voix du bonheur. En passant devant l’épicerie Afghane qui vient juste de relever son store métallique Mr Wilson fait une liste mentale de ce qu’il prendra à son retour ce soir.
Assis en cercle à même les sacs de riz ou simplement accroupi sur leurs talons les employés du Fresh Bazaar déjeunent. Sur une caisse retournée sur le sol au centre un pot de un litre de yaourt grecque, de la coriandre odorante, quelques citrons en tranche ; ils plongent tour à tour un morceau de pain souple et plat dans la substance blanche que certains saupoudre de poivre et sel. Un grand thermo de thé fumant est passé à la ronde et chacun s’en verse dans un gobelet en polystyrène posé à même le sol. La journée va bientôt commencer et chacun s’affairera qui à la caisse, qui aux étalages, qui dans l’arrière boutique en s’inter changeant de temps en temps pour casser la routine. La brume s’est définitivement dispersée mais le soleil n’a pas duré et le gris du ciel annonce peut-être la neige.
Louisette choisit deux kakis bien mûrs. Sa main droite s’en va fouiller le fond de poche de sa parka rouge d’où elle remonte quelques pièces. Elle remet la plupart dans la poche pour ne garder qu’une pièce d’une livre qu’elle dépose sur le comptoir en leur faisant signe que ce n’est pas la peine de se lever pour elle. Dans moins de cinq minutes elle aura regagné son appart où elle se préparera un thé bien chaud après avoir enlevé ses deux grolles qui devaient ‘faire le Vercors’ en Juin dernier mais qui doivent se contenter de pavés et de bitume. Elle anticipe la chair orange fondant dans sa bouche quand elle aura découpé un des fruits avec son nouveau couteau bien tranchant. Demain est un autre jour.
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Voulant me départir de l’écriture déversoir, j’ai voulu m’essayer mi-marathon à un texte construit, comme un jeu de relai entre divers personnages qui se croisent, sans vraiment se connaître comme souvent quand on vit en ville. Mon but : que chaque paragraphe brosse en peu de phrases un caractère qui pourrait éventuellement se développer avec plus de détails.
Ce fut plus dur que je le pensais car plus de la moitié sont fictionnels, seulement imaginés à partir de mes observations du quotidien autour de moi. Bâtir un texte pour moi est encore un exercice difficile, il faut dire que je pratique pas souvent ce genre d’exercice. Mais qui sait pour le futur… surtout ces prochaines semaines de confinement.
En fait seulement 3 des personnages ont une réalité tangible : devinez-vous lesquels ?
sprite!- Humeur : variable
Re: A- Balade entre réalité et fiction
Pas facile en effet de faire se succéder tous ces personnages, leur donner vie et donner aussi l'impression qu'ils se connaissent et forment presqu' une grande famille...
Bravo à toi de les avoir rendus aussi vivants, on a envie de savoir ce qu'ils deviennent.
Les "vrais " et les pas "vrais"... je ne les ai pas reconnus..
Bravo à toi de les avoir rendus aussi vivants, on a envie de savoir ce qu'ils deviennent.
Les "vrais " et les pas "vrais"... je ne les ai pas reconnus..
Zephyrine- Humeur : Parfois bizarre
Re: A- Balade entre réalité et fiction
Louisette, Pat et Mario ????
Et si Marianne c'était toi ? Non, toi tu es déjà à la retraite !
C'est un formidable melting-pot de la "faune" londonienne que tu nous dépeins-là et avec ton talent toujours présent.
Cela fait du bien de lire autre chose , tu as bien fait !
Et si Marianne c'était toi ? Non, toi tu es déjà à la retraite !
C'est un formidable melting-pot de la "faune" londonienne que tu nous dépeins-là et avec ton talent toujours présent.
Cela fait du bien de lire autre chose , tu as bien fait !
Amanda- Humeur : positivement drôle
Re: A- Balade entre réalité et fiction
J'ai beaucoup aimé ce texte sur ton marathon.
En le relisant ici je l'aime toujours autant!
En le relisant ici je l'aime toujours autant!
madeleinedeproust- Humeur : littéraire...
Re: A- Balade entre réalité et fiction
Fine observation des gens du quotidien que l'on croise régulièrement dans la rue. J'adore ça. Moi, je leur donne un surnom en fonction de leurs caractéristiques. Ton texte pourrait être un témoignage de notre époque si particulière de pandémie pour les générations futures ( en espérant qu'on parviendra à le faire disparaitre)
Myrte- Humeur : Curieuse
Re: A- Balade entre réalité et fiction
Je n’ai pas encore lu ni commenter ton marathon mais de ce que je lis ici, je vois que tu est parti sur tou autre choses que les autres années, et la fiction te réussit
_________________
Bonjour Invité, je suis heureuse de te compter parmi les Kaléïdoplumiens
Admi......ratrice de vos mots !!!!!.
Admin- Admin
- Humeur : Concentrée
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