A.Derrière la porte.

- Si tu savais comme nous étions heureux!

C'est ainsi que ma grand-mère terminait à chaque fois, les longues histoires où elle me racontait sa vie.
Lors de chacune de mes visites à la maison de retraite où elle vivait alors, elle me racontait un épisode de sa jeunesse à la montagne:

- Je suis née il y a 95 ans dans les Hautes-Alpes en haut du village de La Grave. Depuis cet endroit, il nous fallait monter pendant plus de 2 heures pour arriver chez nous, au lieu dit Le Venteron. La neige rendait souvent l'endroit inaccessible.
J'avais 2 soeurs et 3 frères. Avec notre aide, nos parents élevaient des chèvres et fabriquaient du fromage. Ils cueillaient des plantes médicinales et nous revendions nos produits sur le marché du village d'en bas.
Sous le même toit nous vivions heureux tous les huit.
Si j'étais encore capable de me déplacer, je voudrais tellement aller revoir notre maison!

Elle m'avait si souvent tenu ces propos que je me décidai :

- Grand-mère, je vais me rendre à La Grave pour les vacances, je chercherai la maison, j'en ferai le portrait et à mon retour je te le montrerai.

- Oh, me répondit-elle, la maison a sans doute changé. Tu sais, papa et maman sont morts, puis j'ai rencontré ton grand-père et nous sommes allés vivre chez ses parents dans un autre village. Mes soeurs et frères sont partis peu après eux aussi.


L'été suivant, mon mari et moi sommes partis dans les environs de La Grave et avons fait des recherches qui nous ont menées tant bien que mal au lieu dit Le Ventalon.
Le paysage était beau à couper le souffle et soudain nous avons aperçu une ruine dans un alpage. Il ne restait de la bâtisse que quelques pierres, un châssis branlant et une porte qui, on ne sait par quel miracle, tenait encore debout.
Emue, j'ai pris une photo, espérant qu'il s'agissait bien de la maison et j'ai médité longtemps sur la vie qu'avaient menée là-bas mes ancêtres, travaillant tous ensemble pour survivre dans ce décor grandiose.

A mon retour, je me doutais bien que ma grand-mère m'attendait impatiemment.

- Alors, c'était comment?

Je lui ai montré la photo. C'était un peu cruel, mais je voulais savoir si j'avais trouvé le bon endroit.
Elle l'a regardée en souriant, me montrant la porte vétuste :

- Si tu savais, m'a t-elle dit, je me revois, lorsque j'avais travaillé toute la journée dehors et que je poussais cette porte, je me souviens de la chaleur du feu dans la cheminée et du délicieux fumet s'échappant du plat qui mijotait.
Vraiment, nous étions heureux.

Elle s'est essuyé les yeux en ajoutant malicieuse :

- Il me semble qu'on pourrait en faire quelque chose de ces ruines avec cette vue imprenable sur les montagnes, mais une famille pourrait-elle y être heureuse encore?

On a envie de répondre "oui" à ta question finale. Il doit bien exister des gens (jeunes ?) avec l'énergie et le goût de la nature voire de la solitude...
Des écolos ?

Évocation d'une époque définitivement résolue ?
Je pense que oui !
Et c'est sans doute beaucoup mieux ainsi.

Je ne mets pas en doute bien évidemment les propos de ta grand-mère sur son bonheur absolu dans son village aux conditions de vie rudes, d'autant que je pense à des personnes de grand âge de ma famille qui tiennent le même « discours » :
« en ce temps-là » comme tout était merveilleux et heureux de vivre ! Les joies de la guerre, des privations, de rentrer du front et d'apprendre qu'on est veuf, et que deux des enfants sont décédés aussi. De mourir jeune dans de grandes souffrances, d'éviter d'aller chez le dentiste parce que ça fait excessivement mal et qu'il vaut mieux avoir la bouche édentée et de ne plus manger que des trucs moulinés…, etc., etc.

Je crois que nous avons probablement tout besoin de « reconstruire nos souvenirs » dans le sens du « c'était bien, c'était mieux » parce que la réalité est tellement autre et dure à assumer, et parfois absurde, que ceux qui vivent le plus vieux sont ceux qui sont aptes à « reconstruire leur souvenir de fond en comble dans le sens positif » dans le cas inverse : on meurt plus vite !
Alors des attitudes comme celle de ta grand-mère ce sont les meilleures.

Tu as raison, Alain!
C'est dans le but de décrire le besoin de reconstruire des souvenirs que j'ai mis ces propos dans la conversation avec la grand mère. J'ai même omis volontairement de parler de l'école et du bien être des enfants de l'époque.
C'est peut être un récit un peu trop sentimental.

Ta grand-mère ne veut se souvenir que des moments heureux de son enfance parce que ce devait être très dur de monter jusqu'à la maison avec la neige et le gel. j'ai grandi aussi à la campagne et je garde de très mauvais souvenirs du froid en hiver pour aller à l'école .

Moi qui suis frileuse, je ne peux imaginer de vivre dans la neige toute une journée!

On a effectivement tendance à réécrire en rose certains souvenirs... peut-être aussi parce que sur le moment on a trop le nez dans le guidon pour voir les petits éclats de beauté et de positif qui peuvent aussi se cacher dans un quotidien si âpre.

Oui Madeleine et maintenant il me semble que j'aurais pu décrire un peu plus le revers de la médaille.

Je ne sais pas si la grand-mère a vraiment été tout le temps si heureuse dans son petit village, là-haut. Peut-être que la nostalgie est celle de la jeunesse. En tout cas, l'histoire est belle, la transmission est là, sur le versant descendant : c'est la petite-fille qui, grandie, apporte la photo de la maison à sa grand-mère. J'aime bien cette idée de "témoin", comme un relais, mais dans l'autre sens.

Comme Amelie, je pense que la nostalgie est celle de le jeunesse, avant que de devenir adulte ou soudainement nous devons prendre des responsabilités, et avec du recul on se rend compte qu'il y avait bien eu un temps béni sous le toit des parents. En plus ici, il y a ce paysage magnifique qu'on a envie de visiter. C'est vrai que beaucoup de fermes étaient cises dans des lieux magnifiques, sans doute avant les permis de construire et la bureaucratie moderne.
Beaucoup aimé ce récit.

Merci pour ces commentaires.

Quelle adorable histoire. Et surtout une belle leçon de vie, ne rien regretter du passé.

Tu as eu raison Zéphyrine de ne parler que du bon côté de la médaille. Bien sûr que tout n'a pas été rose pour ta grand-mère, mais à quoi bon se remémorer les mauvais souvenirs ?
Très joli texte, émouvant.

J'adhère avec les commentaires précédents , et j'aime beaucoup la description des relations entre la petite fille et sa mamie, avec l'envie de transmettre pour l'une et de partager pour l'autre

Très beau texte émouvant.
Le débat qui suit est intéressant. Je pense que malgré les difficultés passées dans tel ou tel lieu ou telle période, nous ainés aimons exprimer les souvenirs positifs de notre jeunesse.

Un texte émouvant Zéphirine, pour moi en plus des magnifiques paysages, c'est probablement la vie avec les "autres", en famille, que la grand-mère retient par rapport à sa solitude actuelle. J'ai aussi aimé le lien qui unit la petite-fille à sa grand-mère.

Un très beau texte. Une belle preuve d'amour entre la grand mère et sa petite fille