A - Tout va très bien Madame la Marquise

« Je crois bien avoir fait une connerie mon cher Jeeves ! » s’exclama Esclarmonde, Marquise de Patin-Couffin, avec des trémolos dans la voix, tandis qu’elle posait théâtralement le dos de sa gracieuse main blanche sur son front.

Le majordome Gaston, rebaptisée Jeeves par sa Marquise de patronne pour plus de « classe », soupira intérieurement. Qu’avait encore bien pu inventer Madame ?

Le brave homme, fringant nonagénaire, préféra s’accoter discrètement au chambranle de la porte pour encaisser plus facilement le énième avis d’ouragan Esclarmonde.

Depuis qu’elle était entrée dans la vie de son maître, Amédée de Patin-Couffin, 40 ans auparavant, le malheureux en avait vu de toutes les couleurs.

Il détailla la soixantenaire pétillante qui se tenait devant lui. Lorsqu’elle avait épousé Monsieur le Marquis, son aîné de 20 ans, personne et surtout pas lui, n’aurait parié sur la durée de cet improbable mariage qui semblait être comme on le dit vulgairement celui de la carpe et du lapin. Pourtant, contre toute attente cette union était heureuse et avait été bénie par la naissance de Monsieur Adonis et de Mademoiselle Diane qui avaient, dieu en soit loué, la tête plus solidement fixée sur leurs épaules que leurs géniteurs. C’était grâce à eux que la fortune familiale perdurait.

Gaston, enfin Jeeves, se demanda une fois de plus s’il n’était pas temps pour lui de laisser sa place à son jeune fils Eugène. Bien sûr, il n’était pas absolument convaincu qu’à 65 ans l’apprentissage de celui-ci soit complètement achevé. Oui, dans la famille Patin-Couffin les domestiques sont très fidèles, pour preuve un de ses lointains ancêtres qui eu la mauvaise surprise de se retrouver avec son Marquis au pied d’une guillotine.

Jeeves, tenta de reprendre pied dans la réalité et d’affirmer d’une voix quelque peu chevrotante et un brin inquiète :

- Je suis bien sûr, Madame la Marquise, que tout va très bien.

Le dire lui permettrait peut-être d’y croire, mais à part lui, il s’interrogea sur ce qu’avait bien pu être cette nouvelle bévue qui bouleversait ainsi la Marquise.

Derechef, il soupira intérieurement. Il se souvenait des expériences hasardeuses de Madame. Il y avait eu le parc transformé en salle d’exposition pour œuvres monumentales d’improbables artistes, rien que de penser aux horreurs qu’il avait croisées il en avait encore les cheveux qui se hérissaient. Que dire également des expériences de tonte des pelouses par des chèvres et des moutons qui avaient ravagé la roseraie. À mettre toutefois à sa décharge, le fait qu’elle avait toujours eu le cœur sur la main.

Esclarmonde repris.

- Non, non, mon ami, rien ne va. Je crois que Monsieur va être très mécontent.

- Cela me paraît impossible Madame. Il préféra toutefois taire les imprécations que Monsieur le Marquis pouvait parfois pousser lorsqu’il découvrait une des incartades de son épouse bien-aimée, mais par trop inventive.

Voyant que la Marquise restait coite, il commença à s’inquiéter. Cet état de fait était inédit. Il toussota, un peu gêné.

- Puis-je demander à Madame ce qui la chagrine ?

Esclarmonde respira un grand coup et se lança.

- Eh bien, j’ai souhaité faire une surprise à Monsieur en lui cuisinant une belle côte de bœuf sur le barbecue.

Jeeves connaissant les talents culinaires de Madame commença à pâlir.

- Alors que j’allais mettre le feu au charbon, reprit Esclarmonde de Patin-Couffin, il a commencé à pleuvoir. Ne voulant pas renoncer et gâcher cette belle pièce de viande, j’ai décidé de pousser le barbecue à l’abri du garage avant de l’allumer. Tout se passait parfaitement lorsque j’ai reçu un appel téléphonique de Monsieur Adonis. J’avoue avoir peut-être parlé un peu trop longuement et … La Marquise s’interrompit.

Jeeves se sentit reprendre des couleurs. Allons, Madame avait seulement dû faire brûler la viande, rien de bien méchant. Un sourire indulgent commença à poindre, lorsque Madame reprit son récit.

- Comment dire, Jeeves, je crains bien de ne pas avoir assez bien stabilisé ce barbecue. J’ai bien vu que le chat poursuivait une souris et … enfin … je crains bien qu’une braise n’ait été se loger sous une des voitures de Monsieur. Pour tout vous dire, je pense qu’il serait adéquat d’appeler les pompiers.

Juste avant de tourner, très trivialement, de l’œil, Jeeves espéra que le garage en train de se consumer était celui qui abritait la Rolls-Royce Ghost et pas la Rolls-Royce Phantom.