A - Dernière visite

Il faisait encore sombre lorsqu’il a quitté la maison ce matin son sac à la main. Comme d’habitude, je lui ai emboité le pas.

Comme tous les jours, depuis bien des années, il est passé de maison en maison. Le plus souvent, je l’attends dehors et je recommence à le suivre lorsqu’il s’en va, laissant derrière lui des sourires et des remerciements.

Parfois, je le vois sortir les épaules voutées, le regard perdu. Alors, je sais que c’est à mon tour d’entrer dans la maison et d’y faire mon propre travail.

Au tout début de notre relation, il nous arrivait de nous retrouver ensemble à ces moments précis et c’était plus fort que lui, il fallait qu’il me défie. Pourtant, il aurait dû savoir que c’était inutile. Il a bien fallu qu’il s’y fasse, à contre-cœur, je le sais, c’est pourquoi je fais le maximum pour que notre chemin ne se croise plus trop, j’ai trop de respect pour lui pour l’accabler plus que de raison.

Hélas, depuis quelques jours, je sens bien que malgré moi, je me rapproche de plus en plus de lui.

Mon cœur saigne, mais je ne peux rien faire pour y échapper. Je crois que lui aussi a deviné, son pas se fait un peu plus pesant, parfois je le vois se retourner et me chercher du regard. Lorsqu’il entre dans les maisons, je l’entends qui parle avec une gaité forcée, dans sa grande bonté il ne veut pas inquiéter ses amis.

La nuit est tombée. Fatigué, il est rentré et il m’attend. C’est curieux, je sais qu’il faut que je le rejoigne, mais je ne peux m’empêcher de retarder le plus possible cet instant.

Je finis par me décider, j’entre dans le petit salon à la fois spartiate et chaleureux, à l’image de ce qu’a été sa vie.

Il lève les yeux de son livre et regarde dans ma direction. À mon grand étonnement, il me voit et me sourit.

- Je t’attendais, me dit-il.

Ainsi, notre relation a été telle qu’il peut me voir, cela me réconforte. J’ai un peu moins l’impression d’être un traitre.

- Vas-tu me faire souffrir, s’inquiète-t-il un peu.

Je lui souris et je lui réponds d’esprit à esprit.

- Non mon ami, ne crains rien. J’ai appris la compassion et la douceur auprès de toi.

À nouveau son merveilleux sourire plein de chaleur.

Je m’approche de lui, j’ouvre mon sac si semblable au sien et j’en sors le scalpel le plus tranchant possible pour que ce moment ne dure qu’un souffle d’instant.

D’un mouvement rapide, je tranche le lien de sa vie. Sa belle âme me rejoint, laissant derrière elle le corps fatigué par tant d’années de dévouement au service de ses malades.

Il est temps pour lui de connaître le repos auprès de la maîtresse des morts.

Quant à moi, je vais devoir attacher mes pas à un nouveau mortel, mais la musique de l’être d’exception que j’ai eu le bonheur de suivre si longtemps résonnera en moi jusqu’à la fin des âges.