A- Un vent de nostalgie
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Amanda
Cassy
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A- Un vent de nostalgie
Avant de quitter la maison je vérifie que j’ai bien glissé la photo dans la poche de ma veste. Elle ne m’a pas quitté durant ces vingt-cinq dernières années, ce serait dommage de l’oublier le jour de nos retrouvailles.
Je charge ma valise dans le coffre et m’installe au volant. La route est longue et je n’ai pas le cœur à écouter la radio. Je suis à la fois ému, impatient et inquiet à l’idée de retourner là-bas retrouver mes amis. Je conduis d’un œil distrait et mes pensées s’échappent. J’ai posé la photo sur le tableau de bord et au gré des kilomètres qui défilent au compteur de ma vieille deux-chevaux, je me souviens ...
Je nous revois tous les trois sur le muret face à l’église, déguenillés et échevelés . La photo date de 1960. Ce jour là, comme souvent les jours de beau temps nous avions décidé de faire l’école buissonnière . Dans le village on nous appelait les trois M : Michel, Marc et Mario.
Michel c’était le gringalet de la bande. Sa mère disait qu’il était plus petit que la moyenne parce qu’il était sorti trop tôt de son ventre et que depuis il n’avait pas pu rattraper son retard de croissance. La mienne disait que c’était certainement parce qu’il ne mangeait pas assez de soupe et que si je ne finissais pas la mienne chaque soir, je risquais moi aussi de prendre du retard sur ma croissance. Michel allait toujours les pieds nus, il ne supportait pas les chaussures, au grand dam de son père qui était cordonnier.
- Tu me fais une mauvaise publicité - Lui disait-il quand il le voyait partir ainsi - Les gens vont croire que je fais du sale travail.
Il n’y pouvait rien Michel, dès qu’il chaussait ses godasses il se sentait comme en prison. Lui, ce qu’il aimait, c’était danser, virevolter et faire des acrobaties et il faut avouer qu’il était très doué. Son souhait c’était de devenir acrobate et de partir sur les routes avec un cirque itinérant. C’était un rêveur Michel.
Mario, c’était le costaud de la bande. Il était fils d’immigrés espagnols. Ses parents étaient arrivés dans le village en 1939, avec ses quatre frères. Lui, c’était le seul à être né en France, dix ans après: le petit dernier pas prévu au programme. Chez lui il se faisait chambrer par ses aînés qui lui disaient qu’il n’était pas vraiment espagnol puisqu’il était né sur le sol Français . Ça le mettait en rogne mais il se taisait, ne faisant pas le poids face à ces grands gaillards. En classe les gamins se moquaient de lui parce que c’était l’étranger du village. Là il ne se taisait pas, il allait a la castagne. Il faut dire qu’il savait aussi bien donner des coups que les encaisser Mario. Son père était bûcheron et l’emmenait souvent avec lui dans les bois. Manier la hache pendant des heures ça faisait les muscles et Mario, des muscles, il n’en manquait pas et il s’en servait quand son honneur était mis à mal dans la cour de l’école. D’ailleurs il avait décidé de devenir boxeur plus tard, et pourquoi pas champion du monde de boxe, comme l’avait fait son idole Alfonso Halimi trois ans plus tôt. Contrairement à Michel, Mario avait les pieds sur terre, cela ne l’empêchait pas d’avoir de l’ambition.
Entre ces deux énergumènes, moi, Marc. Ni costaud, ni gringalet. Entre les deux, comme sur la photo, entre mes deux amis, la bande des M. ceux qui se jurent amitié et fidélité pour la vie entière.
Mon père était le cantonnier du village, ce qui n’arrangeait pas nos affaires. Il fallait redoubler de ruses et de prudence afin de ne pas se retrouver nez à nez avec lui lors de nos escapades improvisées. Il paraît que j’étais l’intello de la bande, j’étais excellent en orthographe et en grammaire et mes amis étaient persuadés que je deviendrai journaliste ou écrivain. Moi je ne pensais pas à l’avenir, je profitais du présent et de notre amitié, persuadé que nous resterions tous au village jusqu’à notre mort.
Finalement c’est moi qui suis parti et eux, qui rêvaient d’ailleurs, sont restés.
En 1966 mon père a été renversé par une voiture à la sortie du village. Il est mort sur le coup. J’avais seize ans. Ma mère, inconsolable, a quitté la région, nous embarquant, moi et ma jeune sœur, dans ses bagages. Elle a rejoint sa famille qui vivait près de Paris. J’ai laissé mes amis derrière moi, leur jurant de ne jamais les oublier et de les retrouver très bientôt. Je ne les ai jamais oublié, sans pourtant les revoir. Nous avons échangé des courriers pendant plusieurs années puis des cartes aux anniversaires et à Noël. Comme ils l’avaient prédit je suis devenu journaliste et j’ai parcouru le monde avant de m’installer à Paris en 1980. Mario est devenu bûcheron et à pris la relève de son père. Michel, toujours aussi récalcitrant au port de chaussures, est devenu vendeur itinérant d’ustensiles de cuisine, écumant les marchés de la région, pieds nus évidemment .
Après plusieurs heures de route, j’arrive au village. Je me gare à l’extérieur pour profiter pleinement de ces ruelles que je parcours à pied, en pensant à Michel pieds nus dans ces mêmes rues bien des années auparavant. En ce beau jour de juin 1985 le soleil illumine les façades de pierres et un vent de nostalgie me saisit. Je retrouve les odeurs de mon enfance et cet accent chantant qui à Paris me manque tant. Sur la place de l’église j’aperçois Mario qui me fait un signe de la main. Il se précipite sur moi pour me donner une accolade virile qui manque de me faire perdre l’équilibre. Alors les années s’effacent et c’est comme si nous nous étions quittés hier.
- tu es prêt - me dit-il- Michel nous attend.
- Je suis prêt. Allons-y.
Et c’est bras-dessus bras-dessous que nous rejoignons notre ami Michel.
Michel, le gringalet, l’acrobate, le virevoltant, Michel et ses pieds nus quelque soit le temps. Michel a fini de danser et repose à jamais dans ce petit cimetière, vaincu par une maladie dont nous ne soupçonnions pas l’existence deux ans auparavant. Je sors de ma poche la photo et la dépose sur la tombe. Je suis en larmes. À mes côtés Mario sourit en la voyant.
- On est beaux - me dit-il- en désignant du doigt les trois mômes assis sur le muret.
C’est vrai, on était beaux, jeunes, inconscients de ce que la vie pouvait nous donner ... et nous prendre. On avait la vie devant nous, c’était sans compter sur le sida.
Je charge ma valise dans le coffre et m’installe au volant. La route est longue et je n’ai pas le cœur à écouter la radio. Je suis à la fois ému, impatient et inquiet à l’idée de retourner là-bas retrouver mes amis. Je conduis d’un œil distrait et mes pensées s’échappent. J’ai posé la photo sur le tableau de bord et au gré des kilomètres qui défilent au compteur de ma vieille deux-chevaux, je me souviens ...
Je nous revois tous les trois sur le muret face à l’église, déguenillés et échevelés . La photo date de 1960. Ce jour là, comme souvent les jours de beau temps nous avions décidé de faire l’école buissonnière . Dans le village on nous appelait les trois M : Michel, Marc et Mario.
Michel c’était le gringalet de la bande. Sa mère disait qu’il était plus petit que la moyenne parce qu’il était sorti trop tôt de son ventre et que depuis il n’avait pas pu rattraper son retard de croissance. La mienne disait que c’était certainement parce qu’il ne mangeait pas assez de soupe et que si je ne finissais pas la mienne chaque soir, je risquais moi aussi de prendre du retard sur ma croissance. Michel allait toujours les pieds nus, il ne supportait pas les chaussures, au grand dam de son père qui était cordonnier.
- Tu me fais une mauvaise publicité - Lui disait-il quand il le voyait partir ainsi - Les gens vont croire que je fais du sale travail.
Il n’y pouvait rien Michel, dès qu’il chaussait ses godasses il se sentait comme en prison. Lui, ce qu’il aimait, c’était danser, virevolter et faire des acrobaties et il faut avouer qu’il était très doué. Son souhait c’était de devenir acrobate et de partir sur les routes avec un cirque itinérant. C’était un rêveur Michel.
Mario, c’était le costaud de la bande. Il était fils d’immigrés espagnols. Ses parents étaient arrivés dans le village en 1939, avec ses quatre frères. Lui, c’était le seul à être né en France, dix ans après: le petit dernier pas prévu au programme. Chez lui il se faisait chambrer par ses aînés qui lui disaient qu’il n’était pas vraiment espagnol puisqu’il était né sur le sol Français . Ça le mettait en rogne mais il se taisait, ne faisant pas le poids face à ces grands gaillards. En classe les gamins se moquaient de lui parce que c’était l’étranger du village. Là il ne se taisait pas, il allait a la castagne. Il faut dire qu’il savait aussi bien donner des coups que les encaisser Mario. Son père était bûcheron et l’emmenait souvent avec lui dans les bois. Manier la hache pendant des heures ça faisait les muscles et Mario, des muscles, il n’en manquait pas et il s’en servait quand son honneur était mis à mal dans la cour de l’école. D’ailleurs il avait décidé de devenir boxeur plus tard, et pourquoi pas champion du monde de boxe, comme l’avait fait son idole Alfonso Halimi trois ans plus tôt. Contrairement à Michel, Mario avait les pieds sur terre, cela ne l’empêchait pas d’avoir de l’ambition.
Entre ces deux énergumènes, moi, Marc. Ni costaud, ni gringalet. Entre les deux, comme sur la photo, entre mes deux amis, la bande des M. ceux qui se jurent amitié et fidélité pour la vie entière.
Mon père était le cantonnier du village, ce qui n’arrangeait pas nos affaires. Il fallait redoubler de ruses et de prudence afin de ne pas se retrouver nez à nez avec lui lors de nos escapades improvisées. Il paraît que j’étais l’intello de la bande, j’étais excellent en orthographe et en grammaire et mes amis étaient persuadés que je deviendrai journaliste ou écrivain. Moi je ne pensais pas à l’avenir, je profitais du présent et de notre amitié, persuadé que nous resterions tous au village jusqu’à notre mort.
Finalement c’est moi qui suis parti et eux, qui rêvaient d’ailleurs, sont restés.
En 1966 mon père a été renversé par une voiture à la sortie du village. Il est mort sur le coup. J’avais seize ans. Ma mère, inconsolable, a quitté la région, nous embarquant, moi et ma jeune sœur, dans ses bagages. Elle a rejoint sa famille qui vivait près de Paris. J’ai laissé mes amis derrière moi, leur jurant de ne jamais les oublier et de les retrouver très bientôt. Je ne les ai jamais oublié, sans pourtant les revoir. Nous avons échangé des courriers pendant plusieurs années puis des cartes aux anniversaires et à Noël. Comme ils l’avaient prédit je suis devenu journaliste et j’ai parcouru le monde avant de m’installer à Paris en 1980. Mario est devenu bûcheron et à pris la relève de son père. Michel, toujours aussi récalcitrant au port de chaussures, est devenu vendeur itinérant d’ustensiles de cuisine, écumant les marchés de la région, pieds nus évidemment .
Après plusieurs heures de route, j’arrive au village. Je me gare à l’extérieur pour profiter pleinement de ces ruelles que je parcours à pied, en pensant à Michel pieds nus dans ces mêmes rues bien des années auparavant. En ce beau jour de juin 1985 le soleil illumine les façades de pierres et un vent de nostalgie me saisit. Je retrouve les odeurs de mon enfance et cet accent chantant qui à Paris me manque tant. Sur la place de l’église j’aperçois Mario qui me fait un signe de la main. Il se précipite sur moi pour me donner une accolade virile qui manque de me faire perdre l’équilibre. Alors les années s’effacent et c’est comme si nous nous étions quittés hier.
- tu es prêt - me dit-il- Michel nous attend.
- Je suis prêt. Allons-y.
Et c’est bras-dessus bras-dessous que nous rejoignons notre ami Michel.
Michel, le gringalet, l’acrobate, le virevoltant, Michel et ses pieds nus quelque soit le temps. Michel a fini de danser et repose à jamais dans ce petit cimetière, vaincu par une maladie dont nous ne soupçonnions pas l’existence deux ans auparavant. Je sors de ma poche la photo et la dépose sur la tombe. Je suis en larmes. À mes côtés Mario sourit en la voyant.
- On est beaux - me dit-il- en désignant du doigt les trois mômes assis sur le muret.
C’est vrai, on était beaux, jeunes, inconscients de ce que la vie pouvait nous donner ... et nous prendre. On avait la vie devant nous, c’était sans compter sur le sida.
Cassy- Admin
- Humeur : Emotionnellement vivante
Re: A- Un vent de nostalgie
Une histoire d'amitié très détaillée qui laisse supposer une fin heureuse.
Et bien non, toi non plus tu n'es pas tombée dans le piège de la mièvrerie !
Comme d'hab' rien à dire sinon
Et bien non, toi non plus tu n'es pas tombée dans le piège de la mièvrerie !
Comme d'hab' rien à dire sinon
Amanda- Humeur : positivement drôle
Re: A- Un vent de nostalgie
Tu manies toujours avec autant de brio l'art de la mise en scène et de l'évocation.
Jusqu'à la fin on demeure dans l'attente de la finale. Sera-t-elle dramatique, heureuse, décevante ?
Nous voici ramenés au temps « des années sida »…
avec les progrès de la pharmacopée et tous ces événements récents on l'aurait presque oublié.
Un jour sans doute nous, ou nos enfants diront :
— tu te souviens ? Les années covid ? C'est loin tout ça…
Et cependant combien ont été emportés par le virus…
Jusqu'à la fin on demeure dans l'attente de la finale. Sera-t-elle dramatique, heureuse, décevante ?
Nous voici ramenés au temps « des années sida »…
avec les progrès de la pharmacopée et tous ces événements récents on l'aurait presque oublié.
Un jour sans doute nous, ou nos enfants diront :
— tu te souviens ? Les années covid ? C'est loin tout ça…
Et cependant combien ont été emportés par le virus…
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"Écrire, c'est brûler vif, mais aussi renaître de ses cendres. "
Blaise Cendrars
ICI : Le Blog d'AlainX
alainx- Humeur : ça va ! et vous ?
Re: A- Un vent de nostalgie
J’aime beaucoup la façon détaillée dont tu décris la photos.
Tu as le talent de raconter l’histoire des 3 garçons qui fait qu’ils nous sont immédiatement sympathiques !
L’histoire est très originale... et émouvante.
Tu as le talent de raconter l’histoire des 3 garçons qui fait qu’ils nous sont immédiatement sympathiques !
L’histoire est très originale... et émouvante.
Zephyrine- Humeur : Parfois bizarre
Re: A- Un vent de nostalgie
Des vies bien remplies parce qu'appuyées sur le socle de l'amitié.
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Martine27
Martine27- Humeur : Carpe diem ou Souris quand même
Re: A- Un vent de nostalgie
C'est une très belle histoire que tu nous racontes, avec beaucoup de détails et d'émotion. Ton texte ne laisse pas indifférent, tout comme la photo d'ailleurs que je trouve particulièrement belle.
Myrte- Humeur : Curieuse
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