A. Wagon
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A. Wagon
La nuit était tombée depuis deux heures déjà et tous étaient plongés dans l’obscurité totale lorsque la voix d’une femme, entonnant une vieille berceuse pour endormir sa fillette de cinq ans, résonna dans le wagon.
Je n’ai pas choisi la phrase, j’ai ouvert le livre au hasard, et ce sont les mots que j’ai lus.
Le livre ? Le magicien d’Auschwitz de J.R. Dos Santos.
C’est Stella, à la bibliothèque, qui me l’a proposé, elle venait de le lire. Elle a précisé qu’il fallait prendre aussi Le manuscrit de Birkenau qui en est la suite. Elle a ajouté qu’il fallait le lire comme une belle histoire d’amitié sinon c’était trop difficile, c’est exactement ce qu’elle a dit. Au moment de faire enregistrer mes prêts, Marie-Hélène est partie me chercher un autre livre Retour à Birkenau de Ginette Kolinka. Je suis repartie avec mes trois livres sous le bras.
Je me suis dit que je n’avais jamais rien lu à ce sujet et que j’allais apprendre des choses même si, comme tout le monde, je sais ce qu’il s’est passé, j’ai vu des reportages poignants et des images horribles. Etait-ce du voyeurisme? J’avoue m’être posé la question. L’auteur lui-même, Dos Santos, qui est un journaliste portugais s’est interrogé sur le bien fondé de raconter l’effroyable. Pourquoi écrire un livre que personne ne serait capable de lire ? Mais le récit l’habitait au point qu’il lui était nécessaire de s’en libérer en l’écrivant. Et puis, ces témoignages méritent d’être lus à la mémoire de ceux qui les ont vécus.
Au fur et à mesure de ma lecture, je m’enfonçais dans l’horreur. C’était l’humain dans ce qu’il a de pire. Si les images deviennent trop insoutenables, me suis-je dit, il sera toujours temps de cesser la lecture. Mais j’ai poursuivi jusqu’à la fin.
Et puis hier, j’attaque le deuxième volume.
Presqu’habituée à cette haine absurde, à cette boue dans laquelle sont trainés ces gens qui n’ont rien fait pour mériter ça, je pense avoir touché le fond de ce qu’il y a de pire et puis voici que je lis une énième description de violence vis à vis d’un pauvre homme qui a eu le malheur de s’endormir dans les latrines, ce qui lui a valu d’être roué de coups par un SS.
Le détenu bougea encore et releva légèrement la tête, mais il semblait incapable de se lever. C’est alors que le Rapportführer monta sur sa poitrine et commença à sauter comme s’il était sur un trampoline. Plusieurs craquements, semblables à des branches qui se cassaient, signalèrent le moment où les côtes se brisèrent, perçant les poumons et d’autres organes. Kaduk continua à sauter jusqu’à ce que l’homme devienne complètement immobile, les yeux vitreux, avec l’expression vide des corps sans vie.
J’ai fermé le livre et pensé : j’arrête. Je ne veux plus continuer à lire. La description m’a hantée toute la soirée. J’imaginais mon père ou un autre être cher à la place de ce malheureux.
J’ai eu besoin de partagé cela. De l’écrire.
Ce matin, pourtant, j’ai lu le troisième livre, témoignage d’une femme qui a été déportée à Birkenau avec son père, son petit frère et son neveu. Elle avait 19 ans. Elle est la seule à en être revenue. Aujourd’hui, à 94 ans, elle raconte Birkenau aux élèves. Sa mémoire a fait le travail nécessaire à l’édulcoration des souvenirs. Il y a même quelques moments complètement effacés de ses souvenirs. Le livre commence par :
La dernière fois que je suis retournée à Birkenau, c’était au printemps. Les champs se couvraient de fleurs, l’herbe était verte, le ciel limpide, on pouvait entendre les oiseaux chanter. C’était beau.
J’ai écrit cette grande introduction pour rendre mon état d’esprit du moment et voici mon texte :
Je me souviens du champ où nous allions jouer, enfants. C’était tout au bout des entrepôts frigorifiques de Marrakech où nous habitions. Au printemps il devenait une belle prairie couverte de fleurs de toutes les couleurs. Sur le mur d’enceinte du fond, un portail que j’ai toujours vu fermé servait de passage à un morceau de voie ferrée qui se terminait là, avec un vieux wagon en bois abandonné où nous aimions jouer. A l’image des westerns que nous allions voir au cinéma, nous étions des cowboys et des indiens. Lorsque nous refermions sa grande porte coulissante, il y faisait très sombre, la lumière ne passait que très faiblement par les fins interstices entre les planches mal jointes. Il y régnait une odeur de vieux tonneau, de bois vermoulu.
J’avais 8 ou 9 ans, lorsque j’entendis pour le première fois sur les ondes du poste TSF Nuit et brouillard de Jean Ferrat. Mon père m’expliqua que, pendant la guerre, des gens avait été emmenés dans des trains vers des camps et exterminés. Chaque fois que j’écoutais cette chanson, je pensais à tous ces gens. Chaque fois que je montais dans notre wagon, je pensais à cette chanson.
Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés…
Je n’ai pas choisi la phrase, j’ai ouvert le livre au hasard, et ce sont les mots que j’ai lus.
Le livre ? Le magicien d’Auschwitz de J.R. Dos Santos.
C’est Stella, à la bibliothèque, qui me l’a proposé, elle venait de le lire. Elle a précisé qu’il fallait prendre aussi Le manuscrit de Birkenau qui en est la suite. Elle a ajouté qu’il fallait le lire comme une belle histoire d’amitié sinon c’était trop difficile, c’est exactement ce qu’elle a dit. Au moment de faire enregistrer mes prêts, Marie-Hélène est partie me chercher un autre livre Retour à Birkenau de Ginette Kolinka. Je suis repartie avec mes trois livres sous le bras.
Je me suis dit que je n’avais jamais rien lu à ce sujet et que j’allais apprendre des choses même si, comme tout le monde, je sais ce qu’il s’est passé, j’ai vu des reportages poignants et des images horribles. Etait-ce du voyeurisme? J’avoue m’être posé la question. L’auteur lui-même, Dos Santos, qui est un journaliste portugais s’est interrogé sur le bien fondé de raconter l’effroyable. Pourquoi écrire un livre que personne ne serait capable de lire ? Mais le récit l’habitait au point qu’il lui était nécessaire de s’en libérer en l’écrivant. Et puis, ces témoignages méritent d’être lus à la mémoire de ceux qui les ont vécus.
Au fur et à mesure de ma lecture, je m’enfonçais dans l’horreur. C’était l’humain dans ce qu’il a de pire. Si les images deviennent trop insoutenables, me suis-je dit, il sera toujours temps de cesser la lecture. Mais j’ai poursuivi jusqu’à la fin.
Et puis hier, j’attaque le deuxième volume.
Presqu’habituée à cette haine absurde, à cette boue dans laquelle sont trainés ces gens qui n’ont rien fait pour mériter ça, je pense avoir touché le fond de ce qu’il y a de pire et puis voici que je lis une énième description de violence vis à vis d’un pauvre homme qui a eu le malheur de s’endormir dans les latrines, ce qui lui a valu d’être roué de coups par un SS.
Le détenu bougea encore et releva légèrement la tête, mais il semblait incapable de se lever. C’est alors que le Rapportführer monta sur sa poitrine et commença à sauter comme s’il était sur un trampoline. Plusieurs craquements, semblables à des branches qui se cassaient, signalèrent le moment où les côtes se brisèrent, perçant les poumons et d’autres organes. Kaduk continua à sauter jusqu’à ce que l’homme devienne complètement immobile, les yeux vitreux, avec l’expression vide des corps sans vie.
J’ai fermé le livre et pensé : j’arrête. Je ne veux plus continuer à lire. La description m’a hantée toute la soirée. J’imaginais mon père ou un autre être cher à la place de ce malheureux.
J’ai eu besoin de partagé cela. De l’écrire.
Ce matin, pourtant, j’ai lu le troisième livre, témoignage d’une femme qui a été déportée à Birkenau avec son père, son petit frère et son neveu. Elle avait 19 ans. Elle est la seule à en être revenue. Aujourd’hui, à 94 ans, elle raconte Birkenau aux élèves. Sa mémoire a fait le travail nécessaire à l’édulcoration des souvenirs. Il y a même quelques moments complètement effacés de ses souvenirs. Le livre commence par :
La dernière fois que je suis retournée à Birkenau, c’était au printemps. Les champs se couvraient de fleurs, l’herbe était verte, le ciel limpide, on pouvait entendre les oiseaux chanter. C’était beau.
J’ai écrit cette grande introduction pour rendre mon état d’esprit du moment et voici mon texte :
Je me souviens du champ où nous allions jouer, enfants. C’était tout au bout des entrepôts frigorifiques de Marrakech où nous habitions. Au printemps il devenait une belle prairie couverte de fleurs de toutes les couleurs. Sur le mur d’enceinte du fond, un portail que j’ai toujours vu fermé servait de passage à un morceau de voie ferrée qui se terminait là, avec un vieux wagon en bois abandonné où nous aimions jouer. A l’image des westerns que nous allions voir au cinéma, nous étions des cowboys et des indiens. Lorsque nous refermions sa grande porte coulissante, il y faisait très sombre, la lumière ne passait que très faiblement par les fins interstices entre les planches mal jointes. Il y régnait une odeur de vieux tonneau, de bois vermoulu.
J’avais 8 ou 9 ans, lorsque j’entendis pour le première fois sur les ondes du poste TSF Nuit et brouillard de Jean Ferrat. Mon père m’expliqua que, pendant la guerre, des gens avait été emmenés dans des trains vers des camps et exterminés. Chaque fois que j’écoutais cette chanson, je pensais à tous ces gens. Chaque fois que je montais dans notre wagon, je pensais à cette chanson.
Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés…
Dernière édition par Myrte le Mer 17 Mai 2023 - 20:40, édité 1 fois
Myrte- Humeur : Curieuse
Re: A. Wagon
Lire les trois livres que tu cites, même si je n'en connais pas le contenu, je pense que ce serait pour moi impossible. La description d'un assassinat obscène que tu transcris m'évoques d'autres genres de souffrances physiques dont je fus le témoin ou la victime. Trop c'est trop !
J'ai connu le temps où on faisait voyager les handicapés en fauteuil roulant dans des wagons à bestiaux !
Je suis très dubitatif sur les romans écrits par des gens qui n'ont rien vécu de ce qu'ils décrivent, même si c'est documenté.
Les témoignages de rescapés des camps qui ont subi le pire c'est tout autres choses et totalement indispensable. De même que des travaux d'historiens « crédibles et reconnus comme tels »
C'est pourquoi je trouve ton introduction intéressante et nécessaire pour retrouver un état d'esprit et sa conscience profonde.
-------------------
Concernant la deuxième partie de ton texte, j'aime beaucoup. C'est « sain », avec le ton juste.
Je crois avoir découvert Jean Ferrat à l'occasion de cette chanson « Nuit et brouillard ». L'écouter et la réécouter est un enseignement profond.
J'ai connu le temps où on faisait voyager les handicapés en fauteuil roulant dans des wagons à bestiaux !
Je suis très dubitatif sur les romans écrits par des gens qui n'ont rien vécu de ce qu'ils décrivent, même si c'est documenté.
Les témoignages de rescapés des camps qui ont subi le pire c'est tout autres choses et totalement indispensable. De même que des travaux d'historiens « crédibles et reconnus comme tels »
C'est pourquoi je trouve ton introduction intéressante et nécessaire pour retrouver un état d'esprit et sa conscience profonde.
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Concernant la deuxième partie de ton texte, j'aime beaucoup. C'est « sain », avec le ton juste.
Je crois avoir découvert Jean Ferrat à l'occasion de cette chanson « Nuit et brouillard ». L'écouter et la réécouter est un enseignement profond.
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"Écrire, c'est brûler vif, mais aussi renaître de ses cendres. "
Blaise Cendrars
ICI : Le Blog d'AlainX
alainx- Humeur : ça va ! et vous ?
Re: A. Wagon
Alain : je précise que Dos Santos est un journaliste qui a écrit selon les témoignages de personnes qui ont vécu l'enfer ou d'après des manuscrits qui ont été retrouvés enterrés près des camps mais j'ai trouvé justement le style impersonnel et manquant de l'émotion du vécu. Quant à la chanson Nuit et brouillard, elle me bouleverse toujours autant.
Myrte- Humeur : Curieuse
Re: A. Wagon
Je ne sais pas si je serais capable de lire 3 livres à propos des déportations.
Tu l’as fait, chapeau!
Ta longue introduction est très dure à lire, mais je pense que tu as voulu nous expliquer ta motivation.
Le texte à propos de la phrase que tu as choisie est plus léger et très agréable à lire.
J’ai toujours beaucoup aimé Jean Ferrat et cette chanson est particulièrement émouvante.
Tu l’as fait, chapeau!
Ta longue introduction est très dure à lire, mais je pense que tu as voulu nous expliquer ta motivation.
Le texte à propos de la phrase que tu as choisie est plus léger et très agréable à lire.
J’ai toujours beaucoup aimé Jean Ferrat et cette chanson est particulièrement émouvante.
Zephyrine- Humeur : Parfois bizarre
Re: A. Wagon
Myrte, d'abord je dois te féliciter du travail ( !) accompli cette semaine.
Lire ces trois livres qui traitent d'un sujet plus que douloureux, est , à mes yeux, une sacrée performance.
Ensuite, écrire une introduction avant ton texte est une excellente idée.
Au départ je pensais que tu comptais simplement nous raconter le contenu de tes lectures.
Ce qui n'avait pas été demandé .
Mais voilà, ensuite arrive ton texte et la référence à Jean Ferrat, que j'admire tellement. Tu nous emmènes à Marrakech dans un tout autre décor.
Et tes souvenirs affluent et sont aussi bouleversants.
Merci pour tout cela.
Lire ces trois livres qui traitent d'un sujet plus que douloureux, est , à mes yeux, une sacrée performance.
Ensuite, écrire une introduction avant ton texte est une excellente idée.
Au départ je pensais que tu comptais simplement nous raconter le contenu de tes lectures.
Ce qui n'avait pas été demandé .
Mais voilà, ensuite arrive ton texte et la référence à Jean Ferrat, que j'admire tellement. Tu nous emmènes à Marrakech dans un tout autre décor.
Et tes souvenirs affluent et sont aussi bouleversants.
Merci pour tout cela.
Amanda- Humeur : positivement drôle
Re: A. Wagon
Oups, Myrte, j'ai fait une fausse manoeuvre et voilà ton titre à refaire.
Peux-tu éditer ton texte et corriger ?
Moi je ne sais pas...
Pardon !
Peux-tu éditer ton texte et corriger ?
Moi je ne sais pas...
Pardon !
Amanda- Humeur : positivement drôle
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