A. Héritage

Le jeune-homme écrivait penché sur l’écritoire qui lui venait de son père. En marqueterie géométrique de bois de rose, nacre et palissandre, son centre présentait son monogramme. La partie où était posée son vélin était recouverte de cuir cerise. Il avait plaisir à tremper ses plumes dans les encres de différentes couleurs que contenaient les encriers de cristal dont la lampe à pétrole allumée faisait scintiller les facettes. D’un geste assuré, sa main dessinait des mouvements harmonieux et, sous sa plume, l’encre et le lavis faisaient naitre des animaux fabuleux. Il honorait une commande : illustrer un précieux livre de contes.
Alors qu’il inscrivait les légendes correspondantes à chaque dessin, il s’aperçut que le jour déclinait et qu’il lui fallait songer à ranger son matériel.

Il se leva pour se dégourdir les jambes et s’approcha de sa soeur Héloïse qui jouait du piano dans la même pièce. Elle s’entrainait depuis des semaines au menuet de Bach. Augustin le connaissait par coeur maintenant. Il savait sur quelle note elle butait, quel passage lui donnait du fil à retordre. L’éclairage des becs de gaz de la rue formait un halo lumineux sur sa robe blanche lui donnant une allure d’apparition. Il posa ses mains sur ses épaules.

- Quand je pense que nous allons devoir quitter ce magnifique appartement que notre père nous a légué.

- Hélas Augustin, jamais je n’aurais imaginé que nous serions obligés de nous nous en défaire. Cet endroit où nous sommes nés et où nous avons grandi.

- C’est ainsi, Héloïse, nous n’avons pas les moyens de régler les frais de succession.

- Pourrons-nous au moins garder quelques objets qui nous sont chers ?

- Oui bien sur, d’ailleurs je pense à cet écritoire sur lequel je travaille chaque jour.

- Et moi j’aimerais garder le piano de maman.

-  Bien entendu ma petite soeur.

Le carillon de la porte d’entrée retentit et le coeur d’Héloïse se serra.

-  Encore un visiteur !

Augustin ouvrit la porte sur un petit homme coiffé d’un chapeau haut de forme, portant des lorgnons au bout du nez et des moustaches fines en forme de guidon de vélo.

Augustin lui fit visiter les lieux, pressé de s’en débarrasser car il en avait assez de voir défiler un incessant ballet de visiteurs qui ne donnaient suite à l’affaire. L’homme suivait en silence, sans montrer d’ émotion.
De retour dans le salon, il vit Héloïse assise sur le tabouret du piano qui essuyait une larme.

-  Vous avez de la peine mon enfant ? Demanda-t-il.

-  Nous sommes tristes mon frère et moi, répondit-elle, car nous venons de perdre notre père et devons vendre ce bien.

-  Vous auriez aimé le garder ?

-  Bien entendu, ajouta Augustin, mais nous n’en avons pas les moyens.

- Ecoutez, ajouta le petit homme aux lorgnons, j’ai une idée. Et si j’achetais cet appartement, que diriez-vous d’y vivre autant que vous le voudrez à condition que vous me réserviez une chambre ? Il va sans dire que comme je n’ai ni femme ni enfants je vous désignerai comme héritiers à mon décès.

Héloïse et son frère se regardèrent interdits.

- Heu… bredouilla Augustin, cela demande réflexion…

- Je vous laisse le temps de réfléchir à ma proposition.

Toute la semaine, le frère et la soeur dormirent très peu, ne cessant d’imaginer quelle serait leur vie avec cet homme.

- Il n’a pas l’air méchant, dit Héloïse.

- En effet, et cela serait une solution. D’ailleurs, aurions-nous suffisamment de moyens pour nous reloger ?

Au bout de la semaine, lorsque l’homme se représenta au domicile, la décision était prise, ils acceptaient son offre.

Quelques mois après, lorsque tout fut réglé, Le petit homme qui se prénommait Gaston s’installa dans la chambre bleue et la vie à trois commença.

Chacun vaquait à ses occupations, Gaston partait tôt le matin et rentrait tard le soir. Il faisait des affaires disait-il. Celles-ci semblaient prospères puisqu’il ne se privait de rien. Augustin dessinait et Héloïse donnait des cours de piano.
Une sorte d’amitié était née entre eux et Gaston jouait un rôle paternel dans son attitude protectrice et bienveillante. Or, un jour il leur annonça une mauvaise nouvelle : il venait d’apprendre qu’il souffrait d’une terrible maladie et qu’il ne lui restait plus longtemps à vivre.

Un voile sombre s’abattit sur leur vie. Gaston se mit à être de plus en plus fatigué. Il se levait plus tard, se couchait plus tôt et, peu à peu ne se leva plus du tout. Héloïse et Augustin l’entourèrent du mieux qu’ils purent.
Un matin il fallut le conduire à l’hôpital d’où il ne ressortit plus jamais, jusqu’au jour de sa mort.

Le frère et la soeur ressentirent un immense chagrin pour cet homme parfaitement inconnu qui était devenu si important pour eux.
De plus, ils en étaient revenus au même point qu’après le décès du père, il fallait régler la succession et ils n’en avaient pas les moyens.

Quelle ne fut leur surprise alors, lorsque le notaire leur annonça qu’ils n’auraient aucun frais puisque Gaston n’avait pas acheté l’appartement. En réalité, il avait seulement réglée la succession, l’appartement était donc à leur nom depuis leur rencontre avec lui. En secret, Gaston avait acheté le droit de loger avec Augustin et Héloïse.

L’histoire n’est pas banale. Lorsqu’ils découvrirent, émus, son journal, ils comprirent mieux l’homme. Il avait écrit n’avoir jamais été aussi heureux que ces dernières années où il se sentait responsable, utile et où était né un sentiment très paternel qu’il n’avait jamais connu auparavant.