A. Le Maître relieur

Albert avait gravé cette maxime en lettres d'or, style gothique, sur une planche peinte en noir d'un mètre de long qui pendait du plafond au beau milieu de l'atelier de reliure.
Albert Collet, appartenait à une famille de Maîtres relieurs depuis plusieurs générations. Dieu sait si c'est un métier où il faut de la patience. Surtout en matière de restauration.
Sa Maxime intriguait toujours les apprentis, qui avaient de la difficulté à la comprendre, mais, pour rien au monde, quelqu'un aurait osé lui poser la question du sens, tant Albert en imposait et faisait autorité, à la fois par sa grande taille, l'agilité de ses mains, et son immense expérience respectée dans tout Paris.

Fahaaz El Bachir travaillait chez Collet depuis de longues années. Chaque matin il remerciait Allah  d'avoir mis sur son chemin Albert Collet, bien que ce dernier soit de religion chrétienne. Comme quoi les voies  d'YHWH/Elohim sont impénétrables. Albert lui avait tout appris du métier. Il lui avait toujours permis de faire ses prières et le ramadan.
Fahaaz El Bachir n'était pas loin de dépasser le maître, si toutefois cela était possible. Il fallait le voir restaurer la coiffe de tête arrachée d'un demi chagrin avec plats en percaline gaufrée. Avec quelle dextérité il réparait une tranchefile délabée.

Jamais il n'oubliera ce jour récent où Albert Collet lui confia un Coran du XVIIe siècle en piteux état, totalement déformé par l'humidité avec des déchirures et des lacunes dans le cuir, les déformations du dos et des plats. Il pria chaque soir le Prophète, de lui donner l'adresse et l'habileté nécessaire à redonner splendeur à ce livre Saint.

Albert Collet l'observait, mine de rien, tant il admirait son talent de relieur. Albert n'avait pas d'enfant. Il prenait de l'âge. Il songeait à Fahaaz … mais serait-il à la hauteur pour diriger l'atelier ? Et puis, il ne fallait pas se leurrer, pouvait-il confier les clés à un étranger ? Un marocain musulman ?  Ce n'est pas qu'il était raciste… mais quand même ! Il faut faire preuve de patience et réfléchir longuement à une telle décision.


Ce matin Fahaaz El Bachir est arrivé très tôt. Il s'est subrepticement glissé dans l'atelier pour se mettre au travail. Il pense bien qu'il pourra en terminer ce jour avec la restauration de ce Coran.
Plus tard, dans la matinée, Albert Collet  arrive tout guilleret. Ce n'était pas son habitude. Mais sa décision est prise et il se sent en paix. Il va proposer à Fahaaz El Bachir de prendre sa succession. Il se dirige donc vers le poste de travail de celui-ci. C'est alors qu'il l'aperçoit affalé sur la table. Il s'approche et le saisit par l'épaule :
— Alors ! Fahaaz ! On n'a pas assez dormi ?
Sa tête roule sur le côté. Les yeux sont grands ouverts.
Allah vient de retirer la vie à Fahaaz El Bachir.


Albert Collet =  Il existe à Paris un artisan relieur : Vincent Collet, dont je me suis inspiré pour écrire ce texte de pure fiction, évidemment.