A - Repas en famille

L’histoire de leur vie commence le jour de l’arrivée de mon père.

Bon, il faut reconnaître que jusqu'à maintenant leur vie était un peu routinière, labourage, pâturage et tout le tra-la-la qui va avec.

Maintenant quant à dire que l'arrivée de mon père a été le début de leur vie, faut pas non plus exagérer, disons qu'elle a mis un peu d'ambiance, du piment, du sel, dans leur existence.

C'est le soir, la mère prépare la soupe pendant que les hommes, le père et ses fils, attendent en discutant de la journée qui vient de se terminer et de celle qui va venir. La grand-mère, elle, patiente. La fille ? Eh bien, on va dire qu'elle est bien brave.

La soupière arrive enfin sur la table. Le père se lève prêt, en bon patriarche, à servir la famille. Il a déjà distribué les morceaux de pain.
Il soulève le couvercle, prend la louche et une première assiette et c'est là que ça arrive.

Floc, mon père tombe dans la soupe, comme un cheveu, mais il n'est pas un cheveu, un cheveu ne pourrait pas avoir de fille non ?

Bon, bref. Donc voilà mon géniteur, qui en l'est pas encore, qui barbote dans la soupe aux légumes.

Et ça se met à crier, à brailler.

Les femmes seraient bien montées sur la table, seulement voilà mon papa tout détrempé était dessus, il a fallu qu'elles se rabattent sur les chaises. Les hommes eux commençaient à essayer d'aplatir mon pauvre futur père, bon comme je vous en parle, vous vous doutez bien qu'ils n'ont pas réussi leur sale coup. En revanche, la vaisselle, elle, ne s'en est pas tirée à si bon compte la pauvre et franchement même le raccommodeur de faïence n'a pas pu faire de miracle.

Donc les assiettes sautent, la soupière explose, un coup de louche mal ajusté du père, en rependant son contenu sur la table. La mère tourne de l'oeil, la fille émet de curieux petits cris et la grand-mère n'arrête pas de se signer, eh oh, l'ancienne, mon papa n'est pas le diable non plus.

A cette époque, il est encore jeune et svelte, il s'empare donc vite fait, bien fait, d'un morceau de pain gorgé de soupe, saute de la table et file à toute vitesse, poursuivi par les cris, se réfugier aux côtés de ma future mère qui attend avec impatience un petit quelque chose à se mettre sous la quenotte en se pourléchant les badigoinces par anticipation.

Ils nous l'ont raconté à mes frères et à moi, en long, en large et en travers, ce premier festin de jeunes mariés. Il faut dire qu'ils s'étaient aménagé dans le grenier de la ferme un petit coin bien douillet et surtout hors d'atteinte du chat rapatrié en urgence par la famille qui logeait en dessous.

Pfff des égoïstes ceux-là qui ne veulent même pas partager un petit morceau de pain ou de fromage avec une honnête famille de souris bien sous tous rapports.

Forcément dans ces conditions, il ne faut pas compter sur des relations de bon voisinage.

Donc, depuis que mon père a chu dans le potage, la vie de nos colocataires est nettement plus animée, ils doivent parler d'autre chose que de leurs champs ou de leur dernier tricot, ces malfaisants cherchent tous les moyens imaginables pour nous éliminer, mais même le chat a renoncé, nous sommes trop malins pour eux.

Quant à moi, je vais bientôt me marier et mon cher fiancé devra passer par l'épreuve de la soupière pour prouver qu'il est digne d'entrer dans la famille. Moi, je vous le dis on a pas fini de rire.