A. Les ultimes paroles

Mes chers amis,

Si j'ai tenu à vous réunir en cette fin d'après-midi, et je vous remercie chaleureusement d'être restés si nombreux, c'est qu'il est temps.
Chacun sait vers quoi nous allons et, il faut bien le reconnaître, ce n'est pas très brillant. En ce qui me concerne, je ne vous cacherai pas que la situation est désespérée.
Aussi, j'ai décidé de passer aux aveux. Pour le peu qu'il me reste à vivre, je ne cours aucun risque.

La plupart d'entre vous me connaissent de longue date. Vous travaillez depuis si longtemps dans cette entreprise que j'ai fondée. Probablement que chacun pense que j'ai eu une vie droite, aussi droite que cette route monotone qui traverse les Landes, et d'où proviendront les planches de mon cercueil. Je le sais, j'ai un contrat obsèques.
Alors, comme je l'ai dit, je passe aux aveux.
Il n'en est rien quant à ma droiture !

En réalité j'ai eu une vie aussi tordue qu'une route d'étape du tour de France dans les Alpes. C'est dire si je suis le roi du virage à 180°, question moralité d'entreprise, et même moralité personnelle.
Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que j'ai fondé cette entreprise de lacets. Un lacet c'est tout le temps tordu, et c'est commode pour étrangler quelqu'un.

J'ai décidé qu'au moins une fois dans ma vie je dirais la vérité.
L'heure est venue !
Je ne suis pas l'homme que vous croyez. D'ailleurs je n'en suis pas un. Il faut que vous sachiez que toute ma vie j'ai rêvé d'être une hôtesse de l'air, de voir le bas d'en haut, d'avoir les fesses en l'air.

En tant que manager de cette entreprise, je n'ai pas cessé de vous dire qu'il fallait réaliser ses rêves, les prendre pour des réalités.
Désirant être exemplaire sur ce sujet, je l'ai fait moi-même.
Pour devenir hôtesse de l'air, il me fallait de l'argent, beaucoup d'argent, énormément d'argent. Certes, si j'avais voulu être Stewart évidemment c'eut été plus commode. Mais notre destin est écrit dans le ciel. C'est la raison pour laquelle j'ai détourné l'intégralité du capital social, des réserves et des bénéfices de notre entreprise de lacets.
Sachez-le bien, nous sommes tous totalement ruinés. J'ai poussé la spoliation à son point ultime.
J'ai donc réussi : je suis hôtesse de l'air. Cela ne se voit pas immédiatement, mais vous allez en avoir la démonstration irréfutable.
En effet,  dans un instant  je prends mon envol définitif.
Adieu, mes chers amis, que je n'ai pas cessé un seul instant de tous vous détester.

Jacques Dutrocq avait prononcé ce discours perché au sommet d'un escalier de tapissier et chacun se demandait s'il n'allait pas perdre l'équilibre, tant il semblait fébrile. On voyait les feuilles dactylographiées de son discours trembler dans ses mains. On oscillait entre une terrible colère et la stupéfaction.

Mais ce fut cette dernière qui l'emporta lorsque dans l'immense atelier de tissage des lacets se fit entendre un bruit quasiment assourdissant comme celui de réacteurs d'un Airbus A320 !
On croyait rêver parce que Jacques Dutrocq, étendit les bras, tel le Christ dominant  Rio de Janeiro. Et aussitôt une clameur de  stupeur jaillit de nous tous lorsque notre étrange patron commença à s'élever dans les airs, puis à disparaître par un large vasistas ouvert dans la verrière  au sommet de l'atelier.

Après la stupeur, la colère gagna, et je ne saurais dire qui alluma le premier feu dans un grand bac de lacets prêts pour l'expédition, mais tout cela entraîna des gestes bien malheureux chez d'autres. Le fait est que l'intégralité de l'usine fut la proie des flammes.

Lors de l'enquête de police, les témoignages ont concordé quant à  cette histoire d'envol par le vasistas. Cependant, ni, les autorités, ni la justice, n'accordèrent de crédit à nos récits. Des psychiatres parlèrent d'hallucination collective.
Au final, le Procureur abandonna les poursuites, trop d'enjeux et de pressions syndicales et politiques eues égard à la situation de l'emploi dans la région.

Avec le recul, je dois l'avouer à mon tour, je ne sais plus très exactement ce qu'il en fut. La seule chose certaine est que je ne porte plus de chaussures à lacets et suis devenu pompier volontaire.