A. La vie de château

La vie de château


Durant trois ans, j'ai mené la vie de château. Cela devait être merveilleux pensent les gens. C'est un point de vue. Une perception. Un imaginaire qui se met en branle. L'opulence, la richesse, les serviteurs.

Durant trois ans, j'ai vécu dans un château. C'est un peu différent. Peut-être n'était-ce pas aussi merveilleux que cela, surtout si on est chargé de faire les chambres des maîtres, et vider les vases de lit. Les senteurs des urines nocturnes n'ont pas grand-chose à voir avec Christian Dior. Cependant je n'étais pas là pour ces tâches subalternes. Pas du tout même. C'était tout autre.

Durant trois ans, j'ai vécu dans cet ancien château, très beau, qui avait été racheté par une association aussi célèbre que caritative. Le château principal, ses dépendances et quelques bâtiments neufs constituaient un centre de rééducation.

Durant trois ans, j'ai fréquenté la bibliothèque du château. Elle était magnifique. Il y avait des livres plein les murs. Du sol au plafond. Pour accéder aux plus élevés il y avait une échelle sur roulettes qui glissait le long d'une barre. Mais seule une personne autorisée y grimpait pour chercher le livre convoité.

Durant trois ans, j'ai lu des livres, beaucoup de livres, des trucs intéressants, des inepties, des trucs savants. J'avais de 12 à 15 ans. J'ai accédé à des bouquins que jamais l'école ordinaire ni mes parents ne m'auraient autorisé à lire. J'en ai gardé quelques troubles de l'esprit. Des troubles, pas des séquelles. Le trouble a toujours quelque chose d'excitant en lecture. Il n'y avait aucun contrôle. On n'était pas là pour la lecture, mais pour réapprendre à marcher, si toutefois c'était possible. Et puis la bibliothèque, c'était considéré comme « la salle d'étude » là où nous nous rendions en dehors des séances de rééducation et en dehors des heures de classe à temps partiel. Certains de mon âge apprenaient à lire, d'autres un peu de mathématiques. Moi je suis resté niveau sixième durant deux ans. C'était bien. Comme je n'étais pas paralysé depuis l'enfance, j'avais été à l'école normale. Enfin, pas L'École Normale,  mais une école semblable aux autres, questions scolarité.
Au centre de rééducation, j'étais donc  « dans les grands  du secondaire». Nous étions trois dans ce cas. Pas de quoi faire une équipe de foot en fauteuils roulants.

Nous avions un répétiteur qui nous faisait répéter  de manière répétitive les cours par correspondance. Parfois il  regardait le mur de livres disant : Quand je pense à tous les livres qu'il me reste encore à lire, j'ai la certitude d'être encore heureux.
Il avait de la chance. C'était une certitude que je n'avais pas. Les livres procuraient une évasion, une sortie du corps délabré. On s'envolait dans l'aventure, on abandonnait les orthèses, les machines de torture, les coquilles  de plâtre qui nous enserraient le dos, les jambières qui nous  transformaient en momie la nuit. On s'évadait du château par les pages souterraines d'histoires improbables .
Mais la certitude du bonheur ? C'était quoi ces bêtises ?

Après ces années-là j'ai continué à lire. Beaucoup.
Retourner à l' école normale « d'avant », après avoir perdu deux ans de scolarité, les anciens camarades ont eu largement le temps de se détourner et aussi de grimper aux étages supérieurs par des escaliers qui n'en finissaient plus. Par la fenêtre du premier étage, seul durant les récréations, je regardais tous ces étrangers qui s'amusent dans la cour.

Alors, le soir seul chez moi, en attendant le retour tardif d'une mère beaucoup trop occupée, il y avait la lecture, et encore la lecture. Et puis l'ennui.