A. Bien roulée!

Vous croyez, vous, qu'on peut se retrouver célèbre du jour au lendemain, assise sur un bloc de granit, les pieds dans l'eau du large, nue et tellement vulnérable?

Je vois d'ici votre sourire ironique, j'entends vos réflexions : " Mais qu'est ce qu'elle fait là?"
Laissez moi vous raconter.
Là-bas, immobile dans la mer, c'est mon double que vous voyez.
Moi, je suis ce qu'on appelle une paumée. A 18 ans j'ai déjà tout loupé : amitié, amour, études, je suis seule au monde.
Mon seul atout? Je suis bien roulée, comme on me le répète souvent.

Un soir dans un bar, je l'ai rencontré, lui et son sourire aguicheur, ses yeux bleus, ses cheveux coiffés décoiffés...
Il m'a dit : "Tu sais que t'es bien roulée, toi?"
Vous voyez, je vous l'avais dit, chez moi c'est la seule chose remarquable.

Il m'a proposé de l'accompagner chez lui, m'a vanté l'originalité du loft où il habitait en bord de mer, le joli bruit du clapotis des vagues, l'air du large...
J'ai accepté l'invitation et une fois là-bas je n'ai eu qu'une envie : ne jamais repartir.
Il m'a dit qu'il était sculpteur. Ce n'était pas difficile à deviner vu l'état de son atelier : des blocs de pierre partout, des outils de toutes sortes jonchant le sol et dans un coin, un crâne humain! La sculpture était sa passsion : tailler, soustraire, modeler, mettre en forme, faire naître, c'était tout ce qu'il aimait.

J'étais déjà très amoureuse quand il m'a suggéré de poser pour lui : il voulait immortaliser mon corps parfait.
Qu'auriez vous fait à ma place?
J'ai dit oui, naïve que j'étais!
Des heures et des heures je posais nue, assise devant cet homme qui commençait peu à peu à m'ennuyer.
Il ciselait, découpait, façonnait un bloc de marbre et peu à peu est apparue l'image d'une autre moi-même.

Pour toute récompense, je n'avais droit qu'à un petit sourire et j'avais la permission de préparer les repas et de balayer l'atelier " sans rien déplacer s'il te plaît!".
Un jour, je crois que nous en étions à la douzième séance et je lui reprochais une fois de plus de me délaisser, de ne penser qu'à ses cailloux. Il n'a pas été du tout content, a exigé que je me taise. Il allait en avoir fini a t-il ajouté, c'était sans doute l'oeuvre de sa vie...
Alors je me suis mise en colère, c'était au moins la dixième crampe que je ressentais au mollet gauche en deux heures de pose, je n'en pouvais plus!
De rage j'ai pris une masse qui trainait par là et de toutes mes forces j'ai frappé une fois, deux fois en plein dans mon effigie. Il allait la voir sa statue, elle ne serait bientôt plus aussi bien roulée que moi!
Hélas, j'ai raté mon coup... Je n'avais pas la force nécessaire ne fut-ce que pour ébrécher l'ouvrage de sa vie.
Lui était ébahi, stupéfait de mon audace! Mais bon,  je suis comme je suis, je me suis rassise, bras croisés, le regard chargé de mépris.
La nuit tombait, furieux il a saisi la sculpture dans ses bras, l'a emportée sur la plage et l'a déposée là où la marée allait bientôt l'atteindre. Il a aussi posé le crâne humain entre les mains de la belle, me criant haineux :
" Voilà ce qui t'attend! "
Sidérée, j'avais suivi la scène de loin, il est alors reparti sans un regard en arrière. Je ne devais plus jamais le revoir.

Je me suis endormie sur la plage et tôt le matin j'ai vu les vagues lécher les pieds puis les genoux de mon moi pétrifié.
Je me suis approchée et j'ai cru entendre une voix : " Triste sort que le mien disait-elle et cela par ta faute. Me voilà à jamais immobile à cet endroit humide, exposée à tous les vents et à  la pollution."
Qu'auriez-vous répondu à ma place?


Depuis ce jour, les promeneurs nombreux à cet endroit, s'extasient devant l' oeuvre d'art.
Elle est contemplée, admirée, photographiée! Certains disent :" C'est un coup de génie de l'avoir déposée là! Elle est chouette cette fille, mais elle ne devait pas être bien roulée...
Tu parles! On voit qu'ils n'y connaissent rien les amateurs d'art!
Une fois de plus j'admets avoir exagéré et à présent me voilà jalouse d'elle, or c'est quand même un peu moi assise là.
Parfois je vais lui faire la conversation. Elle me paraît si seule...

Bientôt je vais repartir, une autre vie m'attend, j'en suis persuadée.
Un dernier regard à la sculpure et au crâne qu'elle tient entre les mains. Qu'a voulu dire mon artiste?
Je m'éloigne lentement et me persuade que quoi qu'il arrive c'est écrit dans les lignes de ma main!

Bien roulée, titre prometteur pour une histoire très bien agencée qui finit par un sosie, un double de toi ou bien est-ce toi ?
J'hésite, es-tu dans le rêve ou la réalité ?
Etrange impression que tu me laisses tout en reconnaissant ta plume vive et enlevée !
Mais où vas-tu chercher tout cela ?

Toujours intéressante l'aventure d'une modèle et de son sculpteur.
Le résultat est souvent surprenant dans l'art contemporain.
Et puis, comme dit Amanda, on reconnaît bien ton style qui permet de croire à l'histoire parce que tu sais nous en faire complice. Et puis en sourire !
En ces temps troublés, ce n'est pas du luxe.

Bravo Zephirine pour ton imagination !

C'est vrai que tu as l'art de nous entraîner dans tes histoires et en général tes personnages sont proches de nous, ils combinent nos qualités et nos défauts sous ta plume bien affutée. Ils ne sont jamais lisses en tout cas, et même une bien roulée n'est pas dupe!

Paumée peut-être mais avec un sacré tempérament tout de même et on suit avec plaisir les aventures de la demoiselle.

J'ai aimé cette confrontation entre le modèle et l'oeuvre. un angle d'approche de la consigne original !

Une histoire rondement menée à laquelle j'ai bien souri !

Bien roulée la jeune dame, et bien tournée ton histoire ! Bravo Zéphyrine !