Pourquoi les hommes ont soif

Aldaron De Molégers Lun 8 Juin 2020 - 13:47

"Pourquoi les hommes ont soif."

Quand tu pars d'une idée, mais surtout d'un titre comme celui juste au-dessus, en fait, tu sais pas pourquoi, ça te vient en tête comme ça, alors que t'es complètement à autre chose, et Paf, ça tombe, quelques mots, un début de piste, la raison ou les raisons, t'en vois une, puis peut-être une autre, alors tu te dis "ça faut creuser!"
Tu mets ton truc de côté, tu t'en vas, tu passes à autre chose, mais t'as mis ça dans un coin de ta tête pour plus tard.
Le lendemain, t'es en train de te faire couler ton 2e ou 3e café du matin, oui, je suis caféinomane et aussi cocacolique parfois, j'assume. Et ça te revient, alors tu remontes le fil des idées de la veille, histoire de rafraîchir un peu le truc.
Pis, tu t'y colles avec ton nouveau café et ta motivation toute fraîche.

Le 1er truc qui viendrait naturellement, ça serait: parce qu'il fait chaud. Puis peut-être aussi, de suite derrière: pour oublier.
Du coup, on peut déblayer le terrain, oublier, donc seul face à ses pensées...

Assis là à ce bar, je regardais ce verre que venait de me faire glisser sur le zinc cuivré, le mec endimanché qui faisait office de barman. Je les aime ces verres à facettes, ils ont quelque chose de rassurant. Le contenu aussi, Jack, 2 glaçons, je lui aurai bien dit de laisser la bouteille, mais il était peut-être un peu tôt dans la journée.
Putain, comment j'ai fait pour me foutre dans ce merdier moi. Au départ, ça devait bien se passer. Quelle idée à la con j'te jure, t'aurais pas pu rester tranquillement à ta petite vie misérable, c'est quoi ses idées de grandeurs, c'est nouveau, tu t'es senti pousser des couilles? Première lampée, ça dégraisse le conduit, les accents boisés t'envahissent, ça picote, ça descend, ça glisse. C'est pas vilain ici, c'est quoi cet endroit, tissus rouges, dorures sur les balustres et les boiseries, ça circule un peu, les serveurs en nœud-pap et tabliers, pis, y a cette jolie blonde qui parle un peu fort, elle est moulée dans sa robe fuseau rouge, l'autre en face l'écoute, mais je vois pas sa gueule. Par contre la blonde, j'en ferai bien mon 4 heures.
Ce con de Teddy, il a tout fait foiré ce connard, qu'est-ce qu'ils sont allés embarquer cette petite merde. C'était couru d'avance qu'il allait nous faire une cagade. Il se passe quoi maintenant, je vais à la planque comme prévu, ou je passe faire un sac et je me barre, loin, très loin! Quand j'ai décampé, ça arrosait dans tous les sens, j'ai vu Franck tomber sur le côté de la bagnole, il se tenait le bras ou l'épaule gauche. L'autre-là le tueur, il défouraillait sans se préoccuper des balles ce con, putain sérieux il a assuré quand même, complètement siphonné ouais plutôt, les vigiles avaient repris leurs esprits, leurs armes aussi, et ils arrosaient à leur tour. Et ce mec, que Franck lui avait vendu comme un putain de guerrier et de taré, il l'était bordel, il en a shooté 2, il est allé ramasser Francky l'a chargé dans la bagnole et le tout en continuant d'allumer la vitrine de la banque et les deux derniers vigiles. Ils ont filé en faisant brailler les pneus.
Teddy était allongé sur le sol, 2 sacs posés à côté de lui, Franck avait gueulé comme un cinglé que c'était le moment, qu'on se barrait fissa, mais cette truffe avait les yeux plus gros que le ventre. Il a traîné, il faisait le mariole avec la petite guichetière qui hoquetait en larme, la morve lui pissait du nez tellement elle était décomposée, et elle remplissait ses foutus sacs. T'es bien avancé hein connard maintenant.
J'ai comme un frisson, sirènes de flic qui se pointent en trombe, j'ai mon verre à 3 centimètres des lèvres, mais je suis tétanisé, j'attends, ça passe, ouf, pas pour moi.
Je sens le poids du flingue contre mes côtes, ça aussi ça a un côté rassurant.
2e lampée, je sens les arômes de ce qui fait qu'un bourbon c'est pas un whiskey, maïs et l'orge maltée, pis ce gout presque de miel en fond de gorge.
J'ai sauvé mes miches, mais jusqu'à quand? Ça va grouiller de flics excités, j'ai réussi à embarquer un sac, je jette un œil à mes pieds. Et après, bein après, j'ai couru comme jamais, j'ai emplafonné cette greluche qui sortait de la bouche de métro, elle est repartie dans le trou d'où elle venait, moi j'étais déjà dans le corridor qui mène aux quais, j'ai entendu gueuler derrière moi, des noms d'oiseaux, des insultes et la gonzesse qui beuglait de douleur. T'es un foutu connard, tu sais ça?
Rien à péter, fallait décaniller, j'ai même pas eu le temps de m'approcher de la bagnole que dans mon dos, j'ai entendu le 1er coup de feu, un des vigiles avait vite fait de ramasser son gun et allumait Teddy qui allait sortir de la banque. Moi, j'ai plongé sur le côté, me suis amoché le genou, le temps que je me reprenne, les vigiles étaient dehors, Teddy étendu, Francky aussi, mais en vie lui. J'ai tourné au coin de la rue, j'ai vu le tueur à l'œuvre, et quand ils ont filé, j'ai fait de même, j'ai pris tout droit dans l'avenue, et quand j'ai repéré le panneau du métro, j'ai pas hésité.
Allez, dernière goulée, ça fait du bien. Les glaçons à moitié fondus viennent claquer gentiment contre mes dents. Effet froid suivi direct d'un coup de lance-flamme sur le bout de la langue. Un peu comme tout à l'heure quoi, nickel, plus nickel...

La musique braille sur des airs latinos, ça bouge dans tous les sens, il fait nuit, des guirlandes d'ampoules multicolores courent le long des poutres, la lune se reflète sur une mer endormie, y a des couples enlacés sur le sable, un peu plus loin dans l'ombre.
Fifine a soif, elle a réussi à se glisser entre des touristes jusqu'au bar. Elle jette sa tête de droite à gauche à la recherche du garçon. Heyyy, heyyy, tu peux me servir deux tequilas paf steuplè? Il opine de la tête et se met au boulot.
Elle retourne vers leur table un verre dans chaque main, et un quartier de citron vert posé sur le croissant entre le pouce et l'index de chaque côté aussi. Sous les verres, elle a glissé les petites serviettes carrées en papier blanc, que le gentil serveur lui a tendu avec ses consos, elle les maintient avec ses petits-doigts, collées au fond du verre.
Il est toujours là ouf! Le regard souriant et les dents bien blanches, un beau jeune homme au teint largement halé la regarde se dépêtrer avec ses verres et slalomer entre les danseurs, les couples et les serveurs à plateau qui virevoltent aussi, au milieu de la cohue.
Il se lève et lui prend les verres des mains, qu'elle puisse elle aussi, profiter. Elle se rassoit et leurs regards plongent l'un vers l'autre. L'un dans l'autre. Elle sourit, il la trouve radieuse et magnifique, mais ça elle ne le sait pas. Elle est comme un petit oiseau qui bondit d'une branche à l'autre, pimpante, souriante, rigolote, cultivée et très jolie.
C'est un putain de beau-gosse, ma Fifine, t'as tiré le jackpot, peut-être, on verra. Des comme lui, j'en ai déjà croisé, au début ça semble tout beau tout propre, mais le sale il arrive très vite parfois. Allez, Cheers? Elle lève son verre, il l'imite, lui sourit, ils toquent leurs verres, de l'autre main, ils mordent dans le citron, arrachant à pleines dents la grume, son jus et son flot d'acide électrisant, et tous les deux en tirant la langue, les cordes du cou tendues, ils enfilent le volume d'alcool d'un trait en jetant la tête en arrière.
Ça descend en poussant sur les côtés tout ce qui gêne. Puis, ça remonte vers le crâne et ça se finit comme un petit coup de coussin derrière la tête. La main devant la bouche, Fifine étouffe une petite remontée acide, il rigole, elle lui tape sur l'avant-bras pour le punir de cet outrage. Dans le même mouvement, il se saisit de son poignet, elle reste un peu interdite, il fait courir ses autres doigts sur la peau fine de son poignet, sa main remonte le long du bras de Fifine, passe caresser le creux de son cou, vient se poser sur sa nuque, un doigt joue vite fait avec une petite mèche rebelle qui pendouille. Fifine se tend d'un coup, raide, attention danger. Il sent sous sa paume la tension qui vient de saisir les chairs en face de lui. Alors il plonge encore plus intensément son regard dans le sien, il veut la rassurer, s’il pouvait il lui dirait là, maintenant, qu'elle n'a aucune crainte à avoir, car au fond de lui, il sait déjà que s’il ne s'est pas trompé, il va l'aimer ce petit oiseau, Joséphine. Il l'attire à lui et colle sa bouche sur la sienne. Fifine ne sait plus trop. Ni où elle est, ni ce qui est en train de se passer. Ah si, y a un putain de beau gosse qui est en train de rendre visite à mes caries, elle répond à son baiser, leurs langues s'effleurent, leurs lèvres se quittent et reviennent aussitôt se coller les unes aux autres.
Bravo ma fille, tu vois, t'as bien fait. Jamais je n'aurai osé lui proposer de prendre un verre avant, Fifine t'as grandi et tu vois, t'as des trucs bien qui te tombent dessus. Et là, ouais, c'est le jackpot, elles se passent plutôt bien ces vacances. Le soleil, le sable, l'eau chaude du lagon, et John en guise de cerise sur mon gâteau. Bon ok, il est anglais, mais c'est pas le rouquin à taches de rousseur, c'est le putain de beau-gosse de l'année. Finalement picoler un peu, ça donne du courage, nota pour plus tard ma Fifine, quand tu sens que tu vas pas avoir les tripes pour un truc, tu penseras à t'en jeter un petit.

Seul face à ses pensées, pour oublier, pour se donner du courage, pour fêter quoique ce soit, juste parce qu'il fait chaud. Pourquoi les hommes ont soif, et quand je dis homme, vous avez vu, c'est au sens large. Même si la soif masculine peut, peut-être, recouvrir un plus large éventail d'occasions, je ne sais pas, je dis ça comme ça, presque instinctivement, faudrait vérifier. On répond à une situation par l'absorption d'un liquide alcoolisé, souvent, quand il ne l'est pas, est-ce qu'on se retrouve face aux mêmes situations? Est-ce que je pourrai boire un café après avoir, je sais pas, enterré un ami juste avant, juste en sortant de l'église, par exemple. Si on doit faire passer un goût dégueulasse qui reste en bouche, et en tête, si on se sent pas à la fête, parce qu'enterrer quelqu'un, c'est jamais très joyeux, sauf s'il s'agissait du parfait connard, d'un emmerdeur né qui vous pourrissait la vie. Là, je dis pas...
J'aurai tendance à penser, que là où une femme choisira un bon et réconfortant chocolat chaud par ce matin d'hiver après sa nuit de travail acharnée à l'hôpital, avec ces connards de médecins qui se pensent tout droit sortis de la cuisse droite de Jupiter. Un homme dans la même situation, optera peut-être lui, pour un remontant avec plus de corps. Un café-calva, un blanc, une bière si on est plus vers la fin de matinée. L'effet de l'alcool sur le corps, il conserve, même quand on veut se débarrasser de certaines choses. Il redonne un petit coup de fouet quand on se sent raplapla, il euphorise quelque peu, donc il joue son registre anti-dép si besoin, il désinfecte la boyasse, comme je pourrais le faire dire à un personnage au langage fleuri. Depuis la nuit des temps, depuis qu'un bipède a dû mettre la main sur un vieux truc qui avait fermenté, les hommes ont pris l'habitude de boire, même quand ils n'ont pas réellement soif.

Feuille Mar 23 Juin 2020 - 22:50

Surtout, ne jamais laisser fuir ces quelques mots. Il y en a tant qui sont devenus poèmes ou romans et tant d'autres prometteurs, mais disparus à jamais ...

Quant à la suite, noir comme un bon café, fort comme un vrai whisky ; comme j’aimerais en lire plus souvent.

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