A.Des chaussures et des pieds

Sur la route au fil des notes et des maux croisés, voilà toute ma mission depuis des lustres ! J’en ai vu des pieds ! Des gros, des petits, des larges, des fins, des déformés, des tordus, des calleux, des tout potelés, des ridés, des noirs de saleté, des blancs comme la porcelaine, des qui sentent mauvais, des qui sentent bon. Je me suis adaptée à tous ces pieds, ceux de danseurs, d’acrobates, de routards, de paysans, de bébés, d’adolescents, de filles, de garçons, de marathoniens, d’infirmières,
Ma mission, les soutenir, leur donner une bonne assisse et par là les aider à concrétiser leurs désirs. Aller avec eux au fil de leurs notes et de leurs maux croisés.

Il y a eu ce funambule incapable de remonter sur le fil. Une chaussure qui a glissé et une chute soudaine, violente. Je me suis faite ballerine, j’ai épousé au millimètre près ses pieds. Je suis devenue pour lui une seconde peau. Je lui ai redonné confiance et il est remonté sur son fil traversant l’abîme d’un pas aérien.

Il y a eu ce migrant grelottant sous un porche. Je me suis faite bottine de fourrure. Je l’ai réchauffé. Je me suis faite large pour qu’il soit à l’aise, pour apaiser ses ampoules.

Il y a eu ce randonneur. Ah ! là je suis restée longtemps avec lui ! Tout un tour du monde. Nous en avons vu des maux croisés et des notes. J’ai usé mon cuir avec lui, devenant avachie et sans forme, bonne pour la casse. Mais nous sommes restés ensemble, indissociables. C’est la mort, la sienne qui nous a séparés un jour de blizzard. J’ai repris ma route et ma mission au fil des notes avec d’autres maux.

Il y en a eu tellement que j’en perds le compte mais là aujourd’hui, je suis en vacance. Pas en vacances ! Nul doute qu’il y a bien quelqu’un qui a besoin de moi. Mais en vacance, vide, sans travail. La neurasthénie, la mélancolie me gagnent, quels pieds viendront soulager mes maux et quels maux pourrais-je soulager ?

« Hep toi là-bas ! que fais tu pieds nus sur la route ? J’ai un mauvais pressentiment à te voir ainsi disparaitre à l’horizon. Un non-retour me semble-t-il. Retourne-toi, regarde-moi ! Je suis là. De chaque coté de la ligne blanche centrale. Prête à t’accueillir et accueillir tes maux. Si tu viens, si tu m’enfiles tu pourras soulager mes maux et je soulagerais les tiens. »

Elle ne se retourne pas, elle poursuit son chemin et disparait dans la brume. J’ai soudain peur, peur de ce qui va m’arriver. J’entends une petite musique, une succession de notes cristallines. Je ressens dans mon être tous les maux croisés des humains et de leurs pieds. Mais je sens que je me délite, que je m’évapore. C’est la fin ! Ma mission est finie. Je m’en vais au paradis des chaussures.

Au début on a impression d'entendre Pierre Perret Elles en ont vu du chemin ces chaussures

Magnifique récit d'altruime et d'empathie!
Tous les pieds sont décrits à la perfection et dans la liste chacun peut y retrouver les siens!
Merci Sherkane pour ce texte qui fait du bien!

Voilà un texte pas banal qui sort de l'ordinaire. Qu'elles sont chouettes ces chaussures . Ce mot peut s'entendre autrement à savoir " choses sures ".
Elles en ont fait du bien ces chaussures... ca c'est sure et certain.

Une totale réussite, tu répertories, tu t'attendris, tu souris !

Si nos pieds et nos souliers racontaient ce qu'ils endurent, nous n'en serions pas glorieux. Mais ce très beau texte, très évocateur et très "amabile", sans jugement, me plaît beaucoup. Merci Sherkane !