A. Une histoire familiale

Avec l'âge on devient maladroit. La photo de mariage de feu mes parents trône dans son magnifique cadre d'époque sur le buffet en faux acajou. Voulant « faire les poussières » voilà qu'il me tombe des mains et se brise. Déjà la semaine dernière j'ai cassé de la vaisselle. Les rhumatismes déformants c'est terrible. Je me penche tant bien que mal pour ramasser les morceaux de verre et le cadre déboîté. Retirant la photo sépia des débris, je constate qu'au dos de celle-ci figure une autre petite photo collée. La façade du « bar aimé ». Je n'ai pas connu mes grands-parents mais ce doit être eux sur le pas de la porte. Je sais qu'ils tenaient un bistro.

D'après ce que la famille a laissé planer, c'était un truc louche. J'ai entendu dire que « bar aimé » cela voulait dire quelque chose du genre : « bar pour s'aimer », enfin bref, pour abriter des amours clandestines, pour ne pas dire tarifées. Une rumeur. Non, ce n'était pas une maison close, c'est dans les grandes villes ça, pas dans nos campagnes bien-pensantes. Juste sans doute une permissivité de bon aloi. Parfois l'instituteur, le maire et le curé, savent quand il faut fermer les yeux. Dieu reconnaîtra les siens. Comment savoir ce qu'il pouvait en être vraiment. Le constat que je fais, c'est que la photo était cachée, bien cachée sous une merveilleuse belle et pudique photo de mariage. On ne cache pas les choses sans raison.

Dans les jours qui suivent, je passe mon temps au téléphone, et j'envoie des mails, (oui, malgré mon grand âge j'ai un ordinateur), avec la photo en question pour interviewer les derniers survivants. Ont-ils connu le « bar aimé » ? L'ont-ils fréquenté ?. J'obtiens des réponses ordinaires, oui, ils tenaient un café, et alors ?. Mais d'autres ambigues et gênées. Quand on ne dévie pas la conversation sur autre chose. Cela me confirme dans le côté : histoire familiale pas claire du tout.

Jusqu'à présent je ne me suis pas tellement intéressé à mon histoire familiale. La vie était belle. Ça baignait. Je crois pouvoir dire que j'ai réussi ma vie. J'espère ne pas rater ma vieillesse. Malheureusement cette photo du bar me turlupine. Il faut que je sache « le fin compte » comme disait maman. Paix à son âme. Alors je me rends dans le grenier pour fouiller. J'ai toujours dit qu'il fallait faire table rase du passé et regarder uniquement vers l'avenir. Et là je fais demi-tour en fouillant dans des vieilles caisses, vieux documents, vieux papiers, vieux souvenirs, vieilles odeurs.

Un antique dossier à sangles. Sur la couverture en grosses lettres : « à détruire ». Je souris. Pourquoi un tel dossier ? Pourquoi ne pas détruire immédiatement ce qu'il contient si c'est marqué « à détruire » ! La théorie se confirme : les actes manqués existent ! Alors forcément je me mets à lire attentivement. Des notes incompréhensibles, des factures, des documents de police où on a barré les noms et adresses pour que ce soit illisible. Des photos jaunies de femmes nues, soit dans des positions équivoques, soit dans le genre « photos volées », mais on sent la mise en scène. La photo dite « instantanée » n'existait pas encore en ce temps-là. Et puis un livre de comptes. Et là c'est manifeste, le « bar aimé » avait une activité annexe rémunératrice pour satisfaire certains besoins et demandes qu'une clientèle ouvrière paysanne et bourgeoise de province pour des prestations qu'on ne trouvait guère à la campagne. C'était en quelque sorte un service de proximité : consommez provincial ! aurait pu être le slogan.

Poursuivant mon exploration je découvre un certificat de naissance : le mien ! Mais pourquoi dans « à détruire » ? Je vérifie. C'est bien de moi dont il s'agit. Même nom, même prénom : Germain Lefleur, date exacte. Mais tout à coup je bute : « sexe féminin ».  Alors je regarde de plus près, avec une loupe, et je constate qu'une lettre a été grattée. Le «e » à la fin du prénom : ça donne un original où il y avait : Germaine Lefleur. Née le même jour que moi, mais disparue des radars. Aurais-je eu une jumelle ? Ou s'agit-il bêtement d'une erreur d'officier d'État civil ?
Mais alors, qui suis-je ? Un mystère…
voilà ! Vous savez tout.