A. Le sourire du pompiste

- Un sourire est souvent l’essentiel, ne l’oublie pas ! lui dit Marco en lui donnant les dernières consignes avant de le lâcher. Luidji venait d’être embauché pour son premier job d’été : serveur dans une station service. C’est vrai que de nos jours plus personne ne vient servir l’essence mais Marco tenait à perpétuer cette ancienne tradition. Il disait que certains clients faisaient un détour de plusieurs kilomètres uniquement pour ça. Il avait eu cette idée en observant la mine triste et renfrognée des clients se servant seuls et se dit que si quelqu’un s’était occupé d’eux, ça aurait certainement amélioré leur journée. Un petit sourire, un pourboire et tout le monde était content. Pourquoi se priver de ça ? Luidji trouvait l’idée pas mal, d’autant qu’il ne rechignerait pas à toucher un peu plus que le salaire de misère que lui proposait Marco. D’ailleurs il le soupçonnait d’avoir été chiche sur le montant en pensant que les pourboires seraient un complément non négligeable.

Dès le lendemain, Luidji était à son poste, prêt à dégainer le pistolet de la pompe dès qu’un client se pointerait. La station se trouvait sur une route de campagne assez isolée avec aucune distraction autour et l’horizon à perte de vue qui donnait à l’endroit un air de route 66. Il ne manquait que les  pompes d’autrefois, le moulin à vent rouillé qui grince et les broussailles sèches virevoltantes au gré du vent.

Sa première cliente fut une vieille dame dans une ami 6 bleue qui semblait tout droit sortie d’un catalogue de collection. Luidji s’empressa de faire son travail, se fendant d’un sourire qui laissait apparaitre des dents d’une blancheur étincelante. Il avait même prévu un seau et une éponge pour donner un coup sur le pare-brise, une attention qui fut très appréciée. La vieille dame ajouta :

- Est-ce que je peux abuser de votre gentillesse et vous demander de vérifier le niveau d’huile ? Ce que Luidji s’empressa de faire de très bonne grâce.

- Ah, je vois que vous vendez des bonbonnes de gaz, ajouta-t-elle, pouvez-vous m’en porter une dans le coffre, je ne pourrais jamais soulever ça ».

Luidji s’exécuta. Dans sa tête, il imaginait une caisse enregistreuse qui additionnait le prix de ses bonnes actions en tintant joyeusement.

-  Qu’est-ce qu’il fait chaud, ajouta la vieille dame, j’ai une de ces soifs, avez-vous quelque chose à me proposer ?

- Dans la boutique, nous vendons des sodas, des jus de fruits ou des eaux minérales.

- Non non, rien de tout ça, juste un verre d’eau du robinet.

Luidji fonça  dans les toilettes. Il y avait bien un robinet au lavabo mais pas de verre. Il chercha désespérément quelque chose de ressemblant. À la caisse, après avoir ouvert tous les tiroirs du bureau, il finit par tomber sur un gobelet de bonbons en carton Hatchimal, reste de la fête d’halloween. Il vida le contenu dans le tiroir et courut le remplir.

La cliente, ravie, dégusta son verre d’eau fraiche en faisant claquer sa langue.

- Vous êtes bien aimable, jeune-homme, combien je vous dois?

Luidji annonça le prix qui s’affichait sur la pompe. La grand-mère sortit un gros billet de son sac à main. Luidji s’attendait à ce qu’elle dise gardez tout mais il n’en fut rien. Dépité, il lui tendit sa monnaie, elle l’empocha, démarra puis, se ravisant, baissa sa vitre :

- Je peux vous demander une dernière chose ? Vous pouvez vérifier la pression des pneus ?

Le sourire de Luidji resta figé sur son visage. Il avait l’impression qu’il ne pourrait plus décrisper ses joues. La pression des pneus fut vérifiée. Luidji s’essuyait les mains à son chiffon. La vieille dame se pencha à sa portière et dit :

- Et en plus, vous gardez toujours le sourire ! C’est un vrai plaisir ! Vous savez, on est toujours payé par un sourire ! Et elle s’élança sur la route.

Cette fois-ci, le sourire avait disparu des lèvres de Luidji qui pensa  - Ouais, on est récompensé par un sourire…