A. Courir pour oublier

Il faut apprendre à marcher seul dans l’existence, c’est ce que pensait Jacques assis sur un des bancs-livres du parc public.

Le jour où le médecin lui avait annoncé la mort de Betty, il était sorti de l’hôpital en courant sur le boulevard de la mer, incapable de faire autre chose que de courir. Il ne se souvenait plus combien de temps il avait longé ainsi la côte. Il avait parcouru des kilomètres, l’ivresse de sa course effrénée lui procurant une sensation qui l’empêchait de penser.

Il prit ainsi l’habitude de courir chaque matin dès le réveil, son visage recevant l’air iodé et frais, puis il rentrait, prenait une douche et partait travailler. Peu à peu, la distance parcourue devint insuffisante, il la prolongea. De jour en jour, il dut se lever plus tôt, si bien que de demi-heure en demi-heure, il parvint à émerger à trois heures du matin. Comme il n’était pas couché le soir avant minuit, cela lui faisait peu d’heures de sommeil. Il s’en tint à ce rythme quelques temps puis il eut besoin de plus. Equipé d’une lampe frontal, il partait pour sa course folle vers deux heures puis une heure, jusqu’au jour où il ne se coucha plus.

Ses collègues de travail s’inquiétèrent de sa mine fatiguée, d’autant que Jacques avait énormément maigri. Lui ne se plaignait pas, il était même extrêmement tonique et efficace, voire euphorique.
Mais un jour le fil sur lequel il tirait depuis des mois céda et Jacques tomba. Son pied se coinça dans une ornière, il en résulta une mauvaise entorse du genou et de la cheville. La guérison fut longue entre séances de kiné et rééducation dans l’eau. Cette immobilisation eut un effet très néfaste sur son moral, il subissait brutalement le manque d’endorphines sécrétées par son corps en courant. Il devint grognon et triste au point de se mettre parfois à pleurer sans raison. En réalité, il laissait couler toutes les larmes qu’il avait retenues depuis le décès de son épouse.

Grace aux bons soins de son kiné, il put remarcher assez rapidement. Ses courses folles se transformèrent alors en promenades. Contraint de prendre son temps, d’autant qu’en arrêt de travail il n’avait plus d’horaire, il ne prit pas pour autant gout à la grasse matinée, son organisme avait gardé l’habitude du lever aux aurores. Dans un premier temps, la douleur l’obligeait à faire des pauses fréquentes. Il eut alors l’idée de faire une halte au café du coin, lui qui n’avait absolument pas l’habitude de fréquenter ce style d’établissement. Il se surprit à prendre gout à ces petites haltes où, tout en dégustant un bon café, il rencontra les habitués et bavarda avec eux. Puis il poussait sa marche jusqu’au parc public où il s’asseyait sur un des bancs-livres et prenait plaisir à observer les parents et leurs jeunes enfants, les promeneurs de chiens, les passants. Peu à peu il s’habitua à cette lenteur forcée.

Ce jour-là, une vieille dame s’assit à côté de lui. Ils se mirent à parler du temps, de tout et de rien.

- Lorsque j’ai perdu mon mari, lui dit-elle, j'avais beaucoup d’amis qui s’occupaient bien de moi, on ne me laissait jamais seule très longtemps. Je faisais des promenades avec une bonne copine mais, malheureusement, elle est partie elle aussi et depuis je me retrouve bien seule. Et bien, savez-vous, j’ai remarqué que depuis que je me promène seule je ne vois plus du tout les mêmes choses qu’auparavant. Je suis devenue bien plus attentive à tout ce qui m’entoure. Je redécouvre les choses.

Jacques avait tout d’abord constaté que de prendre son temps plutôt que de courir permettait une meilleure ouverture au monde mais la vieille dame lui faisait prendre conscience que la solitude avait aussi cet effet.
Il lui semblait que le plaisir de cette découverte avait un impact plus important sur son humeur que toutes les endorphines pouvaient lui procurer. Il se sentait devenir sage, persuadé qu’il était essentiel dans la vie d’apprendre à marcher seul.