A - ça te dit d'aller voir la mer ?

Il l’a vite repérée  comme résidente quelque peu « à l’ouest », errant dans les couloirs, triturant sa serviette de table, déambulant dans les couloirs, de temps à autre rappelée à l’ordre par le personnel :
- Votre chambre, c’est plus loin, le n° 31…

- Je suis un peu perdue, répond   imperturbablement Simone.
Alors, Joseph lui prend la main …

- Viens, on va  faire un tour dans le bourg.
- Tu m’emmènes à La Poste, chercher mes sous ?
- Tes sous du mois, c’est la semaine prochaine…

Au retour de leur virée pédestre, ils vont dans la chambre  de Simone. Joseph  s’assoit sans façon sur le lit et Simone soliloque :
-  Pourquoi ils ne viennent pas me voir ?  Et ma maison, elle est comment ma maison ?  On était si bien avec mon homme. Je voudrais m’en aller  …

- S’en aller !  Moi aussi, des fois j’en ai ma claque  de la Maison de Retraite. Mes deux fils disent toujours que c’est bien  mieux  pour moi.

- Tu n’as qu’à mettre les pieds sous la table, tu manges bien, on s’occupe de ton linge. Tu as  droit à des animations chaque semaine … Et puis, tu as  des copains et copines à l’EHPAD. Vous pouvez jouer à la belote …

Ainsi s’exprimaient  Jacques   et Antoine  lors de  leurs visites    hebdomadaires, évitant  de parler à leur père  de son amitié  avec Simone qu’ils jugent peut-être suspecte ?

Puis est venu ce fameux virus.  Tous vaccinés, tous protégés, bien chouchoutés, on les a confinés dans leurs chambres, excluant même  pendant  de longues semaines  la belote  et les virées dans le bourg …

Enfin, les mesures  de protection  assouplies, Joseph  et Simone peuvent au moins  se retrouver  dans la cour de l’établissement, veillant d’un œil distrait l’éclosion des premières fleurs printanières.

Et Joseph rêve tout haut :
-  Il y a quelques mois  que je l’ai pas démarré, mon scooter. Lui aussi, dans la grange, il doit se morfondre. Pourvu que mes fils ne le vendent pas comme antiquité …

Scooter ! Voilà qui évoque des souvenirs dans le cerveau embrumé  de Simone :
-  Avec Roger, quand on  a commencé à sortir ensemble, un week-end, on a été jusqu’à Arcachon.C’était la première fois que je voyais la mer ! Roger, il avait un Vespa.

- Le mien, c’est un Vespa 160 GS modèle 1962. Il tournait encore comme une montre, l’an dernier, le jour où on m’a amené ici. Mais dis-moi, Simone, tu n’aurais pas peur  si je t’emmenais  faire une virée à scooter ?  Le bassin d’Arcachon, on peut y  être  en quatre heures. On serait de retour le soir…  Simone, ça te dit  d’aller voir la mer ?

- Oui, la mer  … On passera devant ma maison ?

Les jours suivants, les dames en blouses blanches n’en reviennent pas de l’air guilleret de Simone dont les paroles décousues  évoquent  la mer, le scooter et sa maison. Plus discret, Joseph  prépare le grand jour. Prétextant  une demande de Simone pour des bonbons, il a  poussé la virée jusqu’à sa maison à trois kilomètres afin de  vérifier l’état du scooter. Pas de problèmes, ça va le faire !

Par une belle matinée  de juin, bras dessus, bras dessous, Simone et Joseph enfourchent  le Vespa  qui peut-être piaffait d’impatience  derrière une haie  à proximité de l’EHPAD, direction l’Océan via la maison de Simone.

L’aller s’est passé sans encombre. Simone s’est extasiée  devant les vaguelettes  et les bateaux   navigant au loin, dégustant avec délice le plateau de fruits  de mer du restaurant de plage tout comme Joseph  qui ne s’inquiète pas outre mesure  de la prédilection de Philomène,  la vieille pie  qui de sa fenêtre à la vue de la  curieuse association conclue entre deux résidents d’EHPAD et le scooter, s’est écriée :
- De toute façon, vous n’en sortirez pas vivants !

NB : de cette folle aventure, prédiction non dénuée de fondement.
       Quasi certitude quant au séjour en EHPAD …

Drôle que cette image évoque pour plusieurs d'entre vous des résidents d'un EPHAD
Tu as parfaitement bien intégré l'excipit avec la pie Philomène

Belle histoire d'escapade et d'amitié bien racontée et j'ai envie de dire : quoiqu'il en soit, nous n'en sortirons pas vivants d'où que nous soyons...

Oui, personne n'en sortira vivant et donc en avant, profitons ! Tendre histoire optimiste quand même, tout n'est donc pas si triste dans un Ehpad....
Quoique

Une vraie certitude pour chacun de nous !
La vie est une maladie mortelle contractée dès la naissance !

Une dernière virée à la mer, ça ne se refuse pas!

Une belle histoire sur la liberté retrouvée, même si ce n'est que pour un bref instant

Un rêve réalisé pour Simone , en tout cas une parenthèse de bonheur dans l'univers terne de sa maison de retraite.

Amanda a écrit :

tout n'est donc pas si triste dans un Ehpad....

Non ...
Je constate  lors de mes visites
que des résidents  vivent bien leurs séjours
Quant aux autres, seraient-ils plus heureux chez eux  ???

Bémol : l'EHPAD  évoqué ici à mon sens, à priori,  ce n'est pas si mal ...
mais personnellement, je ne suis pas  pressé  de m'y installer
et rejoindre ainsi des connaissances  de longue date,
y compris des proches  ...