A - Un diable d'enseignant

Ce jour-là, je faisais des photos dans un quartier défavorisé, ainsi qu’il faut dire de façon politiquement correcte.

J’étais tellement concentrée que je n’avais pas vu le curieux bonhomme qui m’observait.

En le découvrant, je ne pus m’empêcher de penser que je faisais une photographe lamentable.

Comment n’avais-je pas repéré plus vite ce personnage, dont le moins que l’on puisse affirmer, c'est qu'il faisait tache dans le décor. Une tache propre ce qui est quand même assez antinomique.

Costume bleu électrique, chaussures miroir, sacoche lustrée, un vrai dandy.

Franchement que pouvait-il faire dans cet endroit ? Comme l’aurait dit ma grand-mère, une perle au milieu des cochons.

Il me regardait avec intérêt, un peu trop à mon goût. Ses yeux bleus presque transparents me mettaient mal à l’aise. Son sourire, un brin narquois, ne me rassurait pas réellement plus. En prime, j’étais coincée entre le canal qui charriait des détritus, un mur couvert de tags et un grand grillage qui s’élevait dans mon dos.

Bien malgré moi, je jetais un coup d’œil aux alentours à la recherche d’un passant ou d’une issue de secours.

Curieusement, une réplique de théâtre me vint à l’esprit « qu’allait-il faire dans cette galère ? » et me fit sourire, nerveusement d’accord, mais sourire quand même.

Il faut croire qu’il n’attendait qu’une réaction décalée de ma part, pour m’adresser la parole.

« Bien le bonjour, ma chère madame. »

Je bafouillais un bonjour que j’espérais assuré.

« Faites-vous des photographies à votre goût ? Si vous le souhaitez, je puis vous montrer des spots intéressants, vous les nommez ainsi, il me semble. »

Je n’avais surtout qu’une envie, filer le plus vite possible.

Je réussis tout de même à lui répondre sans trop de trémolos dans la voix.

« Je vous remercie pour votre sollicitude, Monsieur. Mais, j'ai presque terminé et j’allais rentrer. »

Sous son regard ironique, je me sentis obligée d’ajouter.

« Je ne voudrais pas vous déranger plus. »

Réplique parfaitement pitoyable, il faut en convenir.

Il reprit.

« Vous ne me dérangez pas voyons. Je suis enseignant, voyez-vous, et j’aime aider mon prochain à découvrir ce qui l’entoure. »

Je ne pus empêcher mon regard de s’égarer sur l’énorme barreau de chaise qu’il fumait et qui me paraissait peu adapté à un professeur.

Il s’en aperçut.

« Je sais, je sais. C’est là une habitude peu pédagogique, mais que voulez-vous, il faut bien parfois se laisser aller à de petits vices. D’ailleurs, vous me paraissez un peu pâle, un petit remontant vous ferait-il plaisir ? »

À mon grand effarement, il sortit une flasque d’alcool d’une de ces poches.

J’en restai bouche bée et balbutiai.

« Qu’enseignez-vous exactement ? »

Tout en disant ces mots, je me doutais que je n’allais pas aimer la réponse.

« L’art et la manière de se faire plaisir sans le moindre regret, d’assouvir ses désirs sans remords, de dominer et d’asservir. J’ai eu des élèves qui m’ont donné toute satisfaction, Adolf, Benito, Joseph, Ted, Henri Désiré, Marcel pour citer uniquement les occidentaux. Actuellement, j’ai des enfants fort prometteurs qui devraient nous proposer des lendemains qui déchantent merveilleusement. »

Il éclata d’un rire sardonique qui me glaça de la tête aux pieds. Ce type était dingue et se moquait de ma crédulité. Je refusais de croire à quelque chose de plus sinistre.

J’étais prête à me jeter dans le canal pour lui échapper, lorsque avec un rire démoniaque, il s’élança sur le chemin en écartant les bras comme des ailes.

À demi évanouie de soulagement, j’entendis vaguement ses derniers mots.

« Je vous laisse, j’ai des enfants à faire rêver. »