A - Une autre histoire

Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues… Elle me fait doucement rire, Annie Ernaux. Elle est peut-être digne du prix Nobel de littérature, mais ce que j’ai vécu, je n’ai vraiment aucune envie de l’écrire.

Et j’en ai fini avec cette histoire. Même si on dit que consigner son traumatisme sur du papier, mot par mot, douleur après douleur, équivaut à une psychothérapie… et peut rapporter une fortune si un éditeur la publie.

Bon, puisque vous insistez, je vais vous raconter en gros ce qui s’est passé. C’est une histoire tout bête, toute simple, comme on en lit souvent dans les journaux.
J'habitais le même village, et je travaillais la semaine dans une grande ville. Je la voyais parfois, de très loin, une gamine qui grandissait comme une herbe folle dans un autre quartier. Une enfant négligée, des parents poivrots, un inceste récurrent, un peu de prostitution pour gagner des sous, vite claqués en alcool et en herbe à rire.
Un jour, le père a exagéré, la fille a trop hurlé et la mère a enfin réagi. Après des années de silence et de soumission, elle a pris le vieux pistolet du grand-père, datant de la résistance et a tiré sur le père et elle s’est suicidée après.
La fille a disjoncté. Elle a été internée. Elle agressait les autres patients, elle a été placée à l’isolement. Un infirmier l’a « apprivoisée », patiemment, et a abusé d’elle. Elle a sauté du toit de l’immeuble. Fin.
Chiens écrasés qu’ils disent dans les rédactions des journaux. Chroniques de la vie.
Cette histoire je veux la rayer de ma mémoire, pas l’écrire, la conserver bien proprette dans de belles pages blanches. Comme toutes les bonnes gens du village qui, comme moi, n'ont rien vu, rien voulu voir.

Vous savez, tout est temporaire dans la vie… les sentiments, les émotions, toutes ces pensées bonnes ou mauvaises, ces souvenirs qui nous hantent, le plus souvent les mauvais d’ailleurs. Les belles émotions, les instants gais, la douceur d’une amitié… tout ça se dissipera, ne restera que le pire, comme les remords ou la culpabilité.

Imaginons que la fille a été correctement prise en charge lors de son internement. Elle se remet – attention, elle ne guérit pas, elle vit avec son passé comme s’il était derrière un rideau– et mène une vie « normale », serveuse dans un routier, puis chauffeuse de camion et finalement, patronne d’une petite boîte de transports. Elle se marie, a deux enfants et tout va bien.
Richard Bach, l’auteur de Jonathan Livingstone le goéland, best-seller des années 70, a écrit un livre, Vole avec moi, où chaque croisement de la vie offre de nouvelles possibilités, à chaque choix une nouvelle réalité existe et persiste en parallèle à toutes les autres. Toutes ces réalités sont des possibles que nous avons refusés, ou, autrement dit, pas choisis. Les événements guident nos choix, qui, eux, déterminent notre vie. Je crois, malgré les occasions ratées, à la multitude des possibles.

En effet, notre vécu s'évapore avec le temps, tout s'efface peu à peu mais les traumatismes sont tenaces, ils ont la vie dure. Nos regrets aussi mais, comme tu le dis très justement, nous avons eu des choix à faire tout au long des évènements de notre vie. Nous pouvons imaginer l'histoire autrement mais cela ne changera pas l'histoire.

Quelle terrible histoire...

Ce texte ne laisse pas indifférent, mais j’ai eu du mal à comprendre le but de la personne qui raconte cette abominable histoire...
Les mots bien choisis sont souvent percutants dans l’horreur.

@Cassie: à la relecture, je vois ce qui te déplaît dans ce texte et ce que j'y ai oublié. Et tu as raison. Le narrateur ne devrait pas apparaître. Il ne semble être qu'un spectateur/voyeur.
Ta réaction est logique, tu n'avais pas l'information qui était la base pour moi et que j'ai totalement oublié d'introduire dans le récit (extrait remanié d'une nouvelle en cours de rédaction). Celui qui écrit est le grand demi-frère de la victime, recueilli dans la famille de sa marraine. Il est dans le déni de son lien et se sent totalement coupable a posteriori; un immense sentiment d'échec et d'impuissance. et je me demande comment continuer son récit. Faudra tout remanier. ça m'apprendra à essayer la fiction policière. Trop de polars trop brutaux et cyniques sur plus de 50 ans peut-être ?
Merci de ta réaction bien argumentée, je suis d'accord avec toi, c'est trop désincarné.

Richard Bach et son Jonathan était en trois exemplaires dans la bibliothèque de classe en 1ère. Et il repartait aussitôt rendu. Heureusement que c'est moi qui gérait la bibli.

En arrivant sur ce texte, ma première réaction fut un contentement de voir Daboum reprendre pleinement sa participation sur les consignes.
La lecture fut compliquée. Certes le récit est « lourd, très lourd » cependant j'avais le sentiment de ne pas très bien comprendre de quoi il s'agissait « exactement » dans ce récit. Non pas la relation de la tragédie, mais le récit et le positionnement du « narrateur ». Que voulait-il nous dire précisément. Quel message ?
Quoique sur la narration : la fille qui tue le père et ensuite se suicide. Et juste après on lit la fille a disjoncté et elle a été internée. Parle-t-on de deux personnes différentes ?

Par ailleurs, j'ai apprécié le commentaire de Cassy très argumenté et intéressant et encore plus la réponse de Daboum. C'est éclairant et instructif.

J'ajouterai quelque chose sur : comment faire un récit externe froid, du genre comptes-rendus de police au rapport médicolégal, c'est-à-dire la narration de l'horreur. Ici on a l'impression que le narrateur est insensible à tout.
Je n'ai pas analysé la manière de s'y prendre de Franck Thilliez* dans ses récits absolument horribles (personne trop sensible au dépeçage de cadavres s'abstenir !). Faudra que je relise les passages ce côté analyse de l'écriture et du style. Parce que je trouve qu'il maitrise parfaitement la chose. Comment aller trop loin de manière acceptable.

Conclusion : le texte de Daboum et le débat qu'il suscite : c'est passionnant !

* Auteur de thrillers et scénariste qui a récemment coopéré à la série « Vortex » qui vient de passer à la télé.

@Alain
c'est la mère qui tue le père et se suicide après...
J'haime* les récits de Franck Thilliez. C'est-à-dire que je me fais horreur d'aimer les lire... compliqué, non ? et Nicolas Feuz ou Jean-Christophe Grangé me font le même effet.

Haime: je déteste et aime à la fois... c'est très contradictoire.

Une histoire terrible !