A - Les lavandières du Portugal

- Qu’est-ce que c’est que cette ritournelle que tu n’arrêtes pas de fredonner, Jacqueline ? demande Yvette.
- Et tape, et tape, tu tapes sur quoi exactement ? renchérit Denise.
- Ben quoi, les filles vous n’avez pas entendu cette chanson à la TSF ? répond Jacqueline.
- J’ai pas la TSF, marmonne Jeanne.
- C’est la chanson à la mode !
- Ah oui ?
- Oui, ça s’appelle « les lavandières du Portugal ».
- On est pas des portugaises.
- Et alors, on est bien des lavandières non ?
- Ah, ça c’est pas mes mains qui diront le contraire !
- Et qui la chante ?
- Une fille qui s’appelle Jacqueline comme moi.
- Vas-y chante la nous en entier ta chanson.

Pendant un bref instant, les brosses arrêtent de frotter, le savon de mousser et les battoirs de battre. Puis la discussion reprend entre les copines.

- Ben, si tu veux mon avis, ta Jacqueline, elle a pas dû voir un lavoir de près depuis un moment.
- C’est sûr, ces artisses, elles lavent sûrement pas leur linge toute seule.
- On dit artiste !
- Il te plaît pas mon accent ?
- Savez, je crois bien l’avoir déjà entendue ta chanson, la Jacqueline. Mais c’était Georges qui la chantait.
- Georges ? Ah c’est vrai qu’avec celui-là, je laisserais bien une bretelle glisser.

Eclats de rire.

- Tu crois que ton René serait d’accord ?
- Et alors, comment il le saurait le René ?
- T’as pas tort, ce qu’ils ne savent pas nos hommes ne peut pas leur faire de mal.

Nouvel éclat de rire.

- Paraît que Luis aussi, il la chante.
- Non ? C’est vrai ? Alors là, je peux te dire que ce sont mes deux bretelles qui glissent !
- Et ton Michel qui avale son bulletin de naissance !
- Eh, il a qu’à s’y intéresser un peu plus à mes épaules, plutôt que de taper le carton au bistrot.
- Tu sais ce que c’est la manzanilla ?
- Non, ça doit être le pastis de là-bas, je suppose.
- Ce serait pas mal non plus de se passer des hommes.
- Sûr que ça ferait moins de linge à laver !
- Et toi ma Yvette, tu le maries quand ton André ?
- Oui, qu’on boive du Xéres comme dans la chanson.
- Faudra vous contenter du rosé du pays les filles !
- Pas grave, du moment qu’on s’amuse et qu’on danse.
- Va falloir les remuer pour les faire danser nos hommes !
- T’auras qu’à inviter Georges et Luis ! Sûr que ça les ferait réagir !

Les rires roulent à nouveau sur l’eau.

- Bon, c’est pas tout, mais le linge, il va pas se laver tout seul. Et nos hommes vont vouloir leur repas en rentrant à la maison.
- Franchement, des fois je me demande bien à quoi, ils nous servent nos bonshommes ?
- Ben disons que la nuit quand il fait froid, c’est pas désagréable ils réchauffent les pieds.
- Et pas que les pieds.

Nouvelle envolée de rires un brin égrillards.

- C’est bien le lavoir, pour papoter avec vous les filles, mais reconnaissez qu’en hiver, c’est pas vraiment la joie et ça Jacqueline, Georges et Luis, ils en parlent pas des doigts gelés.
- T’as pas tort.

Un ange passe quelques instants.

- Paraît qu’à la capitale, il y des maisons qui ont des machines qui lavent le linge toute seule.
- Pas possible ?
- Si, si, j’ai vu ça dans Marie-Claire. Paraît même que ça a été présenté à une foire dans les années 30.
- Ben dis donc, ça met du temps de faire Paris-la Provence.
- Sûr, faut dire que la guerre ça a ralenti les choses.
- Ah là là, les hommes, ils se seraient tenus tranquilles, on pourrait laver notre linge à la maison, maintenant.
- T’as raison, mais c’est quand même bien de pouvoir papoter entre filles, sans les marmots et les maris sur le dos.
- C’est vrai. Mais, quand on aura toutes une machine à laver, va falloir trouver autre chose pour se retrouver.

Jacqueline, Yvette, Jeanne et Denise reprennent brosses et savons, tout en réfléchissant à la manière de se trouver de bons alibis pour que leur amitié perdure à l’arrivée des machines à laver le linge.

Et pour vous remettre la chanson en mémoire : https://www.youtube.com/watch?v=z23tjuSLKNc