A - Quand il faut, il faut

Elle plongea dans le sommeil pour émerger dans son rêve récurrent. Enfin, si c’était bien un rêve d’ailleurs.

Comme les fois précédentes, elle avait été larguée dans une forêt automnale. Les couleurs étaient magnifiques même si la brume les étouffait un peu.

- Flûte, zut, barbe, maugréa-t-elle, à quoi vais-je encore avoir droit ?

Elle regarda autour d’elle, quel chemin choisir cette fois-ci ? De toute manière, rien de bon ne l’attendait, alors pas la peine de se mettre la rate au court bouillon.

En traînant les pieds, elle s’engagea dans le chemin à sa gauche, l’arbre qui en marquait l’entrée lui paraissait encore bien feuillu, c’était peut-être bon signe.

Bientôt, elle arriva devant un comptoir.

- Encore vous ! s’exclama-t-elle en découvrant le préposé. J’aimerais bien comprendre pourquoi vous m’obligez à choisir un chemin, si c’est pour systématiquement me retrouver devant vous !

L’homme devant elle lui adressa un large sourire, découvrant des dents aussi larges que des pierres tombales, ce qui allait de pair avec son teint blême, sa maigreur squelettique, son crâne dégarni et ses mains couvertes de fleurs de cimetière.

- J’aime changer de décor, lui répondit-il d’une voix chevrotante.

- Vous rigolez là, je ne vois vraiment pas en quoi le décor a changé ?

- Un peu moins de feuilles ma chère, c’est dans l’ordre des choses. Bon, ce n’est pas tout, mais il va vous falloir choisir.

- Choisir, vous me faites bien rire ! Comme si j’avais le choix.

- Si, si, je vous assure vous l’avez. Ce n’est pas ma faute si vous pensez avoir fait les mauvais choix lors de nos précédentes rencontres. Très franchement quand je vous regarde, je trouve que vous vous en êtes plutôt bien sortie jusqu’à maintenant.

Elle jeta un regard mauvais à la psyché installée du comptoir et dans lequel elle se reflétait de pied en cap.

- Je n’aurais pas dû choisir la culotte de cheval la dernière fois, mais je pensais vraiment que le sport m’aiderait à m’en débarrasser rapidement.

- Ne vous plaignez pas, je trouve que vous avez encore la cuisse ferme. Certaines de mes clientes l’ont nettement plus flasque.

- N’essayez pas de me réconforter. Dites-moi plutôt pourquoi les cheveux poivre et sel rendent les hommes sexy, mais pas les femmes ?

- Vous avez tort, je vous assure. Votre mèche à la Cruella d’Enfer vous donne beaucoup de peps.

- Je dois reconnaître que vous êtes très doué pour vendre votre marchandise. Allez, arrêtez de me jeter des fleurs et annoncez la couleur.

- Chère petite madame, vous en êtes à l’âge où il faut choisir une ou deux rides.

- Rien que ça ! Des rides ! Vous y allez fort franchement. Je ne suis pas Jane Fonda, je ne peux pas me payer des crèmes hors de prix.

- Dans ce cas, si je puis me permettre je vous conseille la patte d’oie.

- La patte d’oie ? Ce terme est vraiment moche. Vous avez quoi d’autre en stock ?

- Eh bien, la ride du lion, le nasogénien, le plissé solaire, le pli de la marionnette et d’autres relâchements qui ne sont pas encore de votre âge.

- Le plissé solaire, ça me paraît bien ça.

- Vous fumez ?

- Euh non !

- Ah, ce n’était pas précisé dans mes fiches, alors non ce n’est pas pour vous. Autre chose vous tenterait-il ?

- La marionnette, c’est sympa ?

- Franchement ?

- Franchement !

- Évitez, conseil d’ami. Elle peut attendre encore quelques années. Non, je vous assure, fiez-vous à mon jugement, la patte d’oie vous siéra parfaitement.

- Vous êtes sûr ? Je peux vous faire confiance ?

- Les yeux fermés.

Elle soupira.

- Bon, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement, allons-y.

L’être au comptoir claqua des yeux et l’invita à se regarder dans le miroir. Au coin de ses yeux, des petites lignes discrètes rayonnaient en éventail. Elle se regarda sous toutes les coutures.

- Vous avez raison, c’est assez discret.

- Et puis, il s’agit des rides du rire. Alors riez, profitez-en. Je ne voudrais pas vous retenir plus qu’il ne faut, il va bientôt falloir que vous vous réveilliez. Je vous dis donc à la prochaine fois.

- Le plus tard possible si ça ne vous gêne pas trop, je n’ai pas spécialement hâte de vieillir trop vite et je suppose que vos surprises seront de moins en moins agréables.

- Que voulez-vous ma chère, vieillir, ce n'est pas un boulot pour les poules mouillées.

Après un dernier salut, elle tourna les talons et retourna se pelotonner dans son lit, pas trop pressée de se réveiller pour constater les nouveaux dégâts infligés par le temps.