A. Mon ami Armand

Le jour où j’emménageai dans mon appartement face au port, le soir venu, fatigué, je descendis boire une bière dans le café situé juste à côté de la porte cochère de l’immeuble. Nul besoin d’aller très loin. C’est là que je le vis pour la première fois. Il était accoudé au bar. Il me salua lorsque je m’approchai. Depuis, nous nous vîmes tous les soirs. J’avais pris cette habitude.

Armand lisait beaucoup. Surtout les grands classiques. Il m’étonnait par ses connaissances. Nous ne nous voyions que dans le cadre de ce bistrot. Je ne savais pas grand chose de lui. Il ne me posait pas de questions, nous échangions seulement sur les livres. Lorsqu’il parlait de ses lectures, il était comme illuminé et moi je me régalais à l’écouter.

Et puis un soir, en entrant dans le bistrot, je fus surpris de ne pas le trouver. Ma soirée en fut gâchée. L’aubergiste, Marcel, me dit qu’il était souffrant.
Les jours passèrent et il ne réapparaissait pas. Je me permis alors de demander à Marcel s’il connaissait son adresse et si je pouvais lui rendre visite. Il habitait dans la vieille ville. Je décidai de m’y rendre le lendemain.

Au numéro 28 de la rue des chapeliers, la porte était ouverte et, comme souvent dans les vieilles villes, donnait sur un escalier abrupte. J’entrepris d’y grimper, me tenant fermement à la rampe. L’éclairage donnait une faible lueur sur les portes de paliers, je finis par trouver son nom inscrit sur une plaque de cuivre. Je tournai le bouton de sonnette datant de l’époque de la construction de la bâtisse. Il émit un son proche du grincement. J’entendis un chat miauler et une voix m’invita à entrer.

Armand était dans son lit, au milieu de la pièce. Des piles de livres jonchaient le sol autour de lui. Le chat vint se frotter à ma jambe.

- Je ne suis pas très fringant me lança-t-il, comment vas-tu ?

- Moi, ça va, lui répondis-je, mais je te retourne la question.

-  Bah, la liste serait longue. En gros, j’ai des problèmes d’équilibre et, pour couronner le tout, je vois de moins en moins.

- Je comprends qu’il doit t’être difficile, du coup, de descendre ton escalier!

-  Ne m’en parle pas, je suis coincé ici et en plus je ne peux plus lire. J’ai une aide qui vient tous les jours, je suis devenu vieux quoi !

Armand était allongé là, la tête posée sur un gros oreiller et les mains croisées sur la courtepointe. Je fus envahi d’un immense sentiment de pitié. J’avais envie de l’aider, de lui être agréable.

- Est-ce que tu me permets de venir te voir de temps en temps ?

- Avec grand plaisir ! Je n’aurais jamais osé te le demander.

C’est ainsi que nous sommes devenus amis.

Je venais le voir le plus souvent possible. Parfois je l’aidais à se lever un peu, à faire le tour de sa pièce mais il se recouchait très vite car ses vertiges revenaient. Sa vue baissait de jour en jour et il devint rapidement aveugle.
Je lui proposai alors de lui lire des passages de livres qu’il avait aimés. Je lui en apportai de nouveaux et me faisais un plaisir de les lui lire. J’avais pris cette douce habitude.

Et puis un soir, arrivant sur le palier, je trouvai sa porte ouverte. Quelqu’un s’affairait dans l’appartement. Armand n’était pas dans son lit. Une jeune femme fourrait des vêtement dans une valise. Mon entrée la fit sursauter.

- Je suis un ami, dis-je, où est Armand ?

- Il est à l’hôpital. Je suis son aide. Je rassemble quelques affaires pour lui.

- Où est son chat ?

- Je ne sais pas, je ne l’ai pas vu, il a du s’échapper.

Dès le lendemain, j’allai à l’hôpital. À l’accueil, lorsque je prononçai son nom, la secrétaire pris un air grave, Armand était mort dans la nuit.

C’est ainsi que se termina notre belle amitié.

Le soir suivant, je déambulais, malheureux, dans les rues sombres. J’avais perdu un être cher. Il faisait tellement partie de ma nouvelle vie dans cette ville où je ne connaissais personne. Je me trouvai démuni, sans but.

Un autre soir, je sentis quelque chose se frotter à ma jambe. C’était le chat d’Armand. Je le reconnu tout de suite avec sa fourrure noire et ses yeux verts. Je le caressai et il me suivit jusque chez moi. Je ne pouvais pas le laisser à la porte, il entra.

A ce jour, Cachou habite toujours avec moi. J’allais dire chez moi mais comme souvent  il m’arrive d’avoir l’impression d’habiter chez lui, je préfère dire que nous habitons ensemble. La présence de Cachou, douce et silencieuse, m’est devenue indispensable. Je n’avais pas spécialement le projet d’adopter un chat mais je n’ai pas pu le laisser repartir. Je l’ai gardé en mémoire d’Armand. Il serait content.  

On peut tout fuir sauf sa conscience.