A. Les deux frères

Pancras était le contraire de valétudinaire. A bientôt 90 ans, il respirait la bonne santé. Jamais le moindre rhume. A son âge, il ne se plaignait d’aucune douleur, alors qu'il n’y avait pas plus égrotant que son frère Nicaise. De plus, Nicaise était aussi laid que son frère était beau. C’est bien simple, les villageois avaient coutume de l’appeler le zinjanthrope. Ils auraient pu trouver un mot plus courant mais, après concertation, ils avaient jeté leur dévolu sur celui-ci par rapport au caractère mirliflore et je dirais même foutriquet de l’énergumène qui se targuait d’avoir fait des études et se prenait pour un savant en utilisant un langage très emberlificoté que lui-seul comprenait. Pancras, bien au contraire, était un homme simple et modeste. La plupart du temps, il était dans son jardin à bichonner ses fleurs, surtout ses rhododendrons et le magnifique bougainvilliers qui grimpait sur la façade de sa maison.

Ce matin-là, Nicaise s’appuya sur le portillon du jardin de son frère et lui lança :

Je reviens de chez l’omnipraticien allopathe qui m’a fait un fâcheux pronostic.

Pancras soupira, posa sa pelle contre le mur et s’approcha du portillon :

Qu’est-ce qui se passe ?

Hé bien j’ai la maladie de hodgkin de type scléronodulaire.

Kézako ?

C’est une maladie des ganglions. Mon trépas n’est plus très loin.

Tu en es sur ?

Pancras avait l’habitude des annonces que son frère prenait un malin plaisir à dramatiser pour attirer l’attention et faire son important. Comme d’habitude il prit la nouvelle à la légère et ne s’en inquiéta pas.

Aussi, si tu mangeais un peu de viande rouge à la place de ton quinoa tu te porterais mieux ! Té, viens entre, dit-il en lui ouvrant le portillon, je t’invite à manger avec moi ce midi, j’ai préparé de bons rognons de boeuf au vin rouge, tu m’en diras des nouvelles.

Pouah ! Des rognons ! Quelle abjecte provende !

Mais Nicaise s’assit quand même à la table de son frère qui lui servit une bonne assiette de la succulente recette qui avait mijoté au coin du feu.

Avec ça, nous allons déguster une fameuse bouteille que je gardais pour une occasion !

Pancras descendit à la cave et revient, tenant religieusement dans ses mains une bouteille qu’il avait pris soin de ne pas dépoussiérer. Il la déposa avec précaution au milieu de la table et tandis qu’il cherchait un tire-bouchon dans le tiroir du buffet, il entendit un splash qui le fit se retourner brusquement. Le visage de Nicaise venait de plonger dans son assiette. Il se tenait immobile.

C’est ainsi que Nicaise mourut.