A - Une mauvaise plaisanterie

Aïe, aïe, aïe ! Je vois que de gros nuages sont en train de s’assembler autour de la tête de ma colocataire. Quelque chose me dit qu’elle ne va pas en rester là.

Autant le dire et je suis bien placée pour le savoir, il vaut mieux éviter de la mettre en colère.

J’aimerais bien leur dire à ces jeunes nigauds d’adolescents qu’il serait bien qu’ils arrêtent leurs stupidités, mais comme d’habitude je reste pétrifié.

De loin, je les vois s’enferrer. C’est à celui qui va pousser la surenchère de plus en plus loin.

D’abord, il y a eu les coups de sonnettes intempestifs. Ces jeunes zozos trouvaient très amusant de la voir arriver en clopinant et les menacer du poing quand elle s’apercevait qu’il s’agissait d’une blague.

Ensuite, ils se sont amusés à mettre des cochonneries dans sa boîte à lettres. Bon, ce n’est pas qu’elle reçoive souvent du courrier, mais quand même, il y a certaines matières dans lesquelles on n’aime pas trop mettre la main !

Ils s’en seraient tenus là, ils auraient pu limiter les dégâts. Mais non, l’ado lorsqu’il se déplace en meute peut être très, mais alors très débile.

Résultat, cela fait quelques jours qu’ils s’amusent les uns après les autres à se moquer de son apparence.

Il faut bien le dire, ma colocataire a un physique, comment dire ? Improbable ? Incertain ? Aléatoire ?

Comment la décrire ? Elle est efflanquée, avec une épaule plus haute que l’autre, des jambes épaisses comme des tiges de 12, le tout est emballé dans une espèce de robe-tablier que l’on dirait taillée dans un rideau des années 60. Aux pieds, elle traîne des savates qui ont dû connaître leur heure de gloire il y a au moins 50 ans. Bref, ce n’est pas une gravure de mode. On est très loin de la grand-mère à la pointe de la mode.

Même encore maintenant, j’éprouve des difficultés à dépeindre son visage. Parfois, il me semble que je suis face à un tableau de Picasso et que je la regarde à la fois de face et de profil. Sous des cheveux d’un noir inconnu et raides comme le hérisson d’un ramoneur, il y a un front bas, un nez à la fois de traviole et en bec de perroquet qui rejoint presque son menton en galoche, menton orné de quelques touffes de poils tellement piquants qu’ils vous crèveraient un pneu sans le moindre problème. Ses yeux, cachés par les chenilles de ses sourcils, sont d’un bleu clair à la fois surprenant et glaçant.

Enfin, vous l’aurez compris, elle ressemble à un puzzle dont on aurait assemblé les pièces à coup de marteau.

Ce jour-là, les demeurés se sont mis à lui balancer des douceurs comme quoi elle ressemblait à une sorcière. Petite parenthèse personnelle, je ne vois pas pourquoi les sorcières devraient avoir du poil au menton, mais là n’est pas la question.

Des épithètes de moins en moins aimables se sont mis à voler et là, ça s’est produit, encore.

Elle s’est redressée, curieusement on aurait presque pu penser qu’elle faisait deux mètres, et s’est mise à déclamer une curieuse comptine qui a fait se tordre de rire les ravagés de la calebasse.

Ça donnait quelque chose comme :

Cric, crac, croc.
Clic, clac, cloc.
Tic, tac, toc.
Que le grand cric me croque.
Plic, plac, ploc.
Coa, coa, coa.
Dans ma mare,
Soyez les bienvenus.

Et voilà, je partage maintenant la-dite mare avec trois crapauds aussi stupides que je l’ai été il y a quelques années.

Il ne faut jamais se moquer de l’apparence d’une vraie sorcière, elle peut réagir de manière terriblement extrême.