A. Histoire de château

Au village, tout le monde l’appelait monsieur le Vicomte. Personne ne savait exactement s’il avait vraiment ce rang mais ça sonnait bien et ça allait avec sa personnalité un peu décalée. C’était un grand échalas à la tête auréolée d’une tignasse hirsute et blanche comme neige. Il habitait dans le château que ses ancêtres avaient laissé à ce dernier survivant de la lignée des Casteddurossu, nom qui signifiait château rouge. Chaque matin, il descendait au bistrot de la place pour boire son café, lire le journal et commenter l’actualité avec les habitués du bar.

Ce jour-là, j’étais assise à une table dans un coin de la pièce près de la cheminée avec mon ordinateur portable. J’essayais d’écrire tout en observant les figures emblématiques qui animaient les lieux et en écoutant leurs conversations. J’ai toujours aimé m’imprégner de ces ambiances de bistrot et je ne connais pas d’endroit plus propice à l’inspiration pour l’écriture de mes romans.

Monsieur le Vicomte entra alors tout emmitouflé, une bourrasque glacée l’accompagnant, et referma la porte vitrée en la claquant si brusquement que je m’étonnai que les carreaux restent entiers.
Il salua l’assemblée puis approcha ses mains de la flambée pour réchauffer le bout de ses doigts.

- Il a gelé cette nuit, dit-il, cette fois l’hiver est bien là !

Chacun y alla de ces inévitables couplets concernant les vergers qui allaient pâtir des gelées, les réserves de bois insuffisantes ou le prix du fuel qui avait encore augmenté.

Le Vicomte ne semblait pas les écouter, il se tourna vers moi.

- La demoiselle est courageuse de venir s’enterrer dans ce trou perdu et froid, loin de la ville.

Tout le monde savait que j’étais la fille d’Emile, que j’écrivais des livres qu’aucun d’entre eux n’avaient lus et que je venais régulièrement dans la maison familiale pour profiter de la tranquillité. Les autres membres de ma famille y passaient parfois quelques jours pendant leurs vacances d’été mais j’étais la seule à m’y aventurer hors saison.

- J’aime l’hiver, monsieur le Vicomte et dans la maison, je sais allumer une cheminée. Il y fait certainement plus chaud que dans votre château !

- Je ne crains pas trop le froid mais je vous rassure, j’habite uniquement dans la tour, ce n’est pas très grand et  j’ai un petit poêle à bois qui chauffe bien. De toute façon le reste du château est une ruine inhabitable.

- C’est bien dommage ! Il mériterait d’être restauré.

- A une époque, une association m’avait aidé financièrement. Nous avions installé un grand escalier métallique et une passerelle, ce qui m’avait permis d’aménager la tour sans danger mais il y a tellement à faire que le groupe s’est lassé et m’a abandonné par manque de moyens.

- Si un jour la fortune me venait je vous promets de vous aider car j’aime beaucoup ce château, il fait partie du paysage, je ne peux concevoir qu’il disparaisse.

- Vous êtes bien bonne mademoiselle, que le ciel vous entende !

Ce n’était pas des paroles en l’air, j’avais toujours rêvé de voir ce château ressusciter. J’aimais, lors de mes promenades, m’aventurer le long de ses grands murs de pierres rouges et j’imaginais, à l’ombre de sa tour, la vie des villageois de l’époque.

Et bien, contre toute attente, la vente de mon livre fut un succès. Depuis le temps que je ramais désespérément avec des romans qui me rapportaient tout juste de quoi vivre, je fus contactée par un réalisateur pour une adaptation au cinéma.
Ma vie changea brusquement et je pus enfin annoncer à monsieur le Vicomte que j’allais tenir ma promesse. Lors d’interviews à la radio et sur des plateaux de télévision, lorsqu’on me demandait d’où je venais, je ne manquais pas de mentionner le nom de ce village, berceau de ma famille, et l’existence de ce château qui méritait d’être sauvé.
Les Bâtiments de France le classèrent comme historique et s’ensuivirent alors des aides de l’Etat qui permirent une reprise des travaux abandonnés.
Monsieur le Vicomte devint un ami.
Le château reprenait vie peu à peu. Je rendais souvent visite à Edmond en attendant que l’édifice retrouve sa splendeur.  Edmond, joyeux luron, ne manquait pas de me dire, toujours taquin :

- Tu as bien refermé la porte du pont-levis ? Il faut faire attention aux courants d’air !

Il n’y avait pas de pont-levis, bien sur, il aurait été inutile car cette fière et invincible bâtisse était perchée sur un éperon rocheux qui prolongeait sa muraille jusqu’au fond du val. Mais Edmond adorait répéter cette plaisanterie à tous ses visiteurs. Si bien que, chaque fois que j’arrivais chez lui et le saluais, j’attendais cette inévitable phrase, aussitôt suivie de son rire satisfait.

Assise à ma table habituelle dans le bistrot du  village, je me demandais qui aurait pu trouver l’ouverture du souterrain secret. Le vicomte ? Un villageois ? Le chien d’un chasseur en grattant la terre?
Un souterrain qui mènerait à une crypte dans laquelle on aurait découvert un trésors fabuleux, celui des seigneurs de l’Alta Roca ? Et, pourquoi pas un grimoire révélant un mystère ?
En réalité mon roman n’avançait pas. J’en étais là de mes pensées confuses, remuant inutilement ma cuillère dans ma tasse de café, le regard perdu vers la silhouette du château désespérément en ruine dont les fenêtres vides se découpaient dans le ciel azur.
Je décidai alors d’ aller me promener sur le sentier escarpé qui menait à la bâtisse. L’air frais et la marche m’apporteraient sans doute un peu d’inspiration. J’étais encore loin de rencontrer un réalisateur et encore moins d’être invitée sur un plateau de télévision.
Par la fenêtre de la tour, je crus voir le visage d’Edmond qui me salua de la main et il me sembla entendre dans une rafale du libecciu qui soufflait depuis le matin sa voix se perdre. Je n’entendis que la fin de sa phrase, suivi de son rire : - … attention aux courants d’air !